Mon Alban,
Il y a bien longtemps que je n’avais pris la plume pour t’écrire, oui, bien longtemps… Depuis le jour où j’ai envoyé, presque par erreur, cinq lettres qui t’étaient destinées à une maison d’édition parisienne. Tu penses bien que je n’attendais guère plus de réponse de la part desdites éditions que de toi, musicien perdu dans les brumes allemandes… Et pourtant ! Deux mois plus tard, je recevais un coup de téléphone. Trois mois encore, et j’étais à Paris. C’est cette journée passée dans la capitale que je voudrais te conter, mon Alban : après tout, c’est à toi que je la dois…
Le 25 octobre fut, ce me semble, le dernier éclat jeté par la belle saison, et par « belle saison », j’entends cet automne qui ne s’embarrasse ni des brouillards ni des feuilles mortes auxquels son nom est ordinairement lié. Mais ce jour semble garder en lui la mémoire de l’été. C’est pourquoi, arrivée la veille au soir à Paris, je m’élançai de bonne heure à la conquête de la ville, bien que le rendez-vous fût fixé peu avant midi, et je passai une partie de la matinée à flâner dans les rues du cinquième arrondissement. Tu connais le plaisir que je prends à ces errances urbaines, plaisir visuel certes, mais également auditif, tant les noms inscrits sur les plaques au liséré vert exercent sur moi un charme étrange : rue de l’Estrapade, place de la Contrescarpe, arènes de Lutèce… Naturellement, j’effectuai un pèlerinage sur les quelques lieux qui peuplent l’imaginaire de tout provincial peu habitué aux fastes de la capitale française : le Panthéon, la Sorbonne, le lycée Henri-IV, la rue d’Ulm… et ce, jusqu’à ce que mes pas me portassent, exactement à l’heure dite, devant le siège des éditions.
Après une seconde, je sonnai. Un instant plus tard, j’étais introduite par Pauline Ricaud, notre interlocutrice des derniers mois, dans une cour intérieure, en partie recouverte d’une verrière, qui sert d’accueil à la Maison. C’est là que je rencontrai deux jeunes filles blondes, Clara et Enya, arrivées peu avant moi. Ensemble, nous fûmes conduites dans une salle située au sous-sol où nous pûmes découvrir un premier article sur le Prix tout en faisant connaissance. Peu après arrivèrent Pauline, doyenne de la « promotion » 2012, ainsi que les fameux Lyra et PF, de leurs vrais noms Amandine et Pierre-François, lauréats 2007 et 2008. Cependant, entre les présentations et les éclats de rire qui fusaient déjà, nous fûmes investis d’une mission par Anne-Laure Clément, l’attachée de presse : dédicacer notre recueil à l’écrivain et président du jury Erik Orsenna – dont nous fûmes désolés d’apprendre qu’il ne pourrait être présent à la cérémonie – ainsi qu’au Maire, Bertrand Delanoë et à Lyne Cohen-Solal, son adjointe, qui nous prêtaient généreusement leur somptueux Rathaus (comprends : l’Hôtel de Ville de Paris), rien de moins, pour ladite cérémonie. Ne te moque pas : étant néophytes dans ce domaine, il nous fallut pas moins de trois quarts d’heure pour mener à bien cette tâche ! Pendant ce temps arrivèrent Capucine, la Frétillante Fanny (1) et enfin, exactement synchrones, nos derniers provinciaux, l’un en provenance de la Gare de Lyon, Alexandre, l’autre de la Gare de l’Est, Anne-Elise. Nous étions donc au complet.
Aussitôt, nos deux hommes furent réquisitionnés pour déplacer une vieille et lourde table un peu bancale qui n’aurait pas déparé la grand-salle de l’une des anciennes fermes de notre Prusse orientale. Elle fut accolée à la table principale afin que nous pussions tous participer au repas qui s’annonçait. Et comme dans l’un de ces contes exotiques que je te lisais enfant, les plats apparurent dès que nous prîmes place : brochettes, fallafels, pains du Liban… Je fus surtout intriguée par une étrange purée de pois chiche, le hoummous. Alexandre, horrifié, m’enjoignit de n’en point manger sous peine de mort violente : c’était délicieux, je survécus !
Cependant, il est temps que je répare une faute impardonnable : je ne t’ai pas encore parlé d’Héloïse d’Ormesson, notre éditrice ! Celle-ci, à la fois directe et bienveillante, présida le repas tandis que nous évoquions nos différents textes et lui posions des questions sur la sélection des nouvelles ou le déroulement de la cérémonie.
Mais déjà le moment de la traditionnelle séance photo était venu…
Pendant deux heures, nous ne fûmes plus alors huit personnes venues d’horizons différents, mais une étrange créature à huit têtes et seize jambes qui prit d’assaut les arènes de Lutèce –oui, celles-là mêmes que j’avais parcourues dans la matinée, regardant d’un œil curieux le violoncelliste qui s’y faisait photographier (la vue d’un musicien est toujours pour moi une émotion, tu le sais bien !...) A présent, des enfants jouaient près de la « pelouse au repos hivernal », amusante inscription, tandis que des boulistes disputaient des parties sans fin dans l’antique amphithéâtre ; pendant ce temps, l’animal déchaîné que j’ai évoqué, grimpait en toute illégalité partout où il en avait l’opportunité, à savoir sur les bancs, les statues, ou encore les jeux réservés aux moins de douze ans… Clara et Pauline esquissaient des pas de danse pour transformer « Les Playmobil ne jouent pas à cache-cache » en comédie musicale ; ce furent elles également qui mirent en place l’innovation de l’année : les lettres humaines… Ma photographie préférée reste sans doute celle du toboggan, bien qu’elle eût été l’une des plus délicates. Coincée entre Fanny et Alexandre (tiens… ne serait-ce pas un titre de film ?), il était difficile de ne pas glisser en projetant tout le monde en bas ! De temps à autre, nos fous-rires étaient entrecoupés de séances de poses individuelles, beaucoup moins plaisantes, je te l’assure.
L’heure tournant, il nous fallut regagner le 3 de la rue Rollin pour passer nos habits de soirée. J’investis pour ce faire un couloir où je pus découvrir comment le prénom « Sarah » s’écrit en cyrillique ou en japonais (les rayonnages dudit couloir contiennent en effet des exemplaires du best-seller de Tatiana de Rosnay dans toutes les langues de la création. Je revêtis une robe noire très simple (cette fois, ce n’était pas moi qui l’avais cousue (2)), me maquillai… et oubliai mon miroir dans un bureau où il fut retrouvé le lendemain ! Il va sans dire que la conversation, ininterrompue depuis le matin, continuait joyeusement durant ces préparatifs…
Nous sortîmes et je découvris la joie partagée de marcher en talons sur les pavés de Paris. J’en regrettais presque « mes vieux souliers, cent fois ressemelés, qui persistent à prendre l’eau » (3) ! Ce fut d’ailleurs pour moi un mystère : pourquoi ces escarpins, inaugurés lors d’un concert de Lennie, qui m’allaient alors à merveille, et que j’ai remis depuis sans y penser, étaient-ils devenus trop grands ? Bien sûr, les fastes de la soirée me le firent oublier, mais les deux jours suivants, je boitillai pitoyablement… Le prix de la gloire ?
Il y avait, paraît-il, des affiches du Prix dans le métro… Hélas, je n’étais pas dans le même compartiment que les autres lauréats et, absorbée par une conversation avec Amandine, je ne vis rien… Mais déjà nous remontions à la surface et approchions de l’Hôtel de Ville, impressionnante construction néo-gothique dressée au bord du fleuve, éclairée par la lumière rasante du crépuscule. Ce fut alors la traversée des enfilades de couloirs, de pièces monumentales. Je me suis avancée « le long de ces couloirs, à travers ces salons, ces galeries, dans cette construction d’un autre siècle, où des couloirs interminables succèdent aux couloirs, silencieux, déserts, surchargés d’un décor sombre et froid, de boiseries, de stuc, de panneaux moulurés, marbres, glaces noires, tableaux aux teintes noires, colonnes, lourdes tentures, encadrements sculptés des portes, enfilades de portes, de galeries, de couloirs transversaux… » (4) Le vestiaire lui-même aurait pu servir de salle de réception.
Enfin, nous pénétrâmes dans un immense salon au parquet parfaitement ciré et aux fresques mythologiques fin de siècle (Phaéton foudroyé par son père, crois-je me souvenir, entre autres sujet). Tu aurais particulièrement admiré les splendides tentures crème brodées de rameaux d’oliviers, les cheminées monumentales de marbre blanc devant lesquelles avait été dressé le buffet, les lustres étincelant de mille feux et au delà des fenêtres, le fleuve reflétant les derniers rayons du jour : Im Abendrot… (5)
Nous étions en avance ; nous eûmes encore le temps d’échanger mille propos futiles dont durent rougir les maîtres de l’auguste édifice, avant que n’apparussent les premiers invités. A sept heures sonnantes, un ami que je n’avais plus vu depuis longtemps arriva, pour mon plus grand plaisir. Puis ce fut le tour d’invités prestigieux : l’académicien Jean d’Ormesson à qui nous fûmes présentés, le recteur de Paris, et enfin le ministre Vincent Peillon.
Discours. Un, puis deux, puis trois. Entrée en scène des deux vétérans, Amandine et Pierre-François, à qui revient l’honneur de nous remettre le diplôme. Avant de recevoir le précieux papier, nous avons à subir un rite d’initiation : répondre devant tous les invités à une question sur notre nouvelle… Lorsque vient mon tour PF m’interroge sur la présence de la musique dans les lettres à toi destinées. Je parle du Conservatoire, de l’Allemagne romantique, des lieder de Schubert et de Schumann, toutes ces choses qui te sont chères, mon Alban… et le tour est joué. Toutefois, je te dirai, par souci d’honnêteté, cette légère humiliation : lorsque mon petit discours fut terminé, je descendis de l’estrade au lieu de rester à l’arrière-plan comme les précédents lauréats l’avaient fait… Je dus bifurquer rapidement sous les yeux du public amusé !
Le reste de la soirée demeure flou dans ma mémoire. Du buffet, je ne goûtais qu’un macaron. Je rencontrai le frère de Clara, puis ce fut le carrousel des dédicaces. De mémoire, à Hermine, Hélène, Marie, Marion, Manon, Iris, toutes anciennes lauréates… pardon pour les autres ! Il y eut également quelques inconnus, comme Valentin avec qui je parlai un instant avant de quitter le grand salon… J’aime ces rencontres fugitives ; ne trouves-tu pas qu’elles sont le sel de la vie ?
La journée se termina dans un restaurant près des Halles, où anciens et nouveaux lauréats se mêlèrent pour faire plus ample connaissance. Mais ma lettre se fait longue…
Quoi qu’il en soit, tu auras compris que le 25 octobre restera inscrit dans ma mémoire comme un jour peu ordinaire ! J’espère t’en avoir communiqué la saveur…
Je t’aime. Je t’embrasse.
Deine Mutter
Constance
Notes de Sarah Léon
J’ai trouvé cette lettre inédite dans les papiers que m’a légués Constance. Pensant qu’elle pourrait en intéresser quelques-uns, j’ai demandé à la faire paraître sur ce site… Toutefois, il me paraît nécessaire d’éclaircir ici et là son propos :
(1) Frétillante Fanny : sans doute Constance avait-elle lu « Le Club des Cinq en randonnée »
(2) Constance fait référence à la description du concert de Lennie dans la lettre 5 (page 93 du recueil)
(3) Ces souliers sont évoqués dans la lettre 2 (page 82)
(4) Ici, Constance cite sans le dire l’incipit de L’Année dernière à Marienbad d’Alain Robbe-Grillet. Je l’avais moi-même cité dans une nouvelle adressée au Prix Clara il y a deux ans... La boucle est bouclée !
(5) Ultime lied de Richard Strauss : « Dans le rouge du couchant »…
Merci Sarah, c'est un plaisir de l'avoir dans son entier !
Rédigé par : Mathilde | 03 janvier 2013 à 20:57
Ma préférée sans conteste... je ferais pas le groupie mais tu sais tout le bien que je pense de toi ;)
Rédigé par : Alexandre | 03 janvier 2013 à 18:26
Et voilà : le texte est enfin lisible dans son intégralité !
A Lucile : tu rejoins à peu près ce que Pauline a dit dans son discours lors de la remise du Prix... Par conséquent, aie confiance en toi et ne te décourage jamais en écriture (je participais pour la troisième fois au Prix Clara... autant dire que la persévérance a porté ses fruits !) Et encore merci pour ta critique dithyrambique de ma nouvelle ;)
Rédigé par : Sarah | 03 janvier 2013 à 17:45
Même si cela peut paraître nombriliste au premier abord, il me semble que lorsqu'on écrit sur quelque chose que nous aimons, ou qui du moins nous intéresse personnellement, cela va au final toucher un nombre plus grand de personnes, donc continue à avoir confiance en toi, pour notre plus grand plaisir ;)
(ceci dit, je manque aussi cruellement de confiance en moi en écriture, donc je peux parfaitement comprendre ton sentiment de départ!).
(désolée pour le message en deux parties, il était trop long sinon..)
Rédigé par : Lucile | 27 décembre 2012 à 22:19
Souvent, lorsqu'un auteur écrit sur quelque chose qu'il aime, quelque chose se passe dans son écriture, une étincelle jaillit, et le récit nous devient, à nous, lecteurs, intéressant, même si le sujet nous est étranger, même si le texte est rempli de références que nous saisissons pas, cette passion de l'écrivain se transmet, et touche souvent. Dans ton texte, j'ai ressenti exactement cela, je trouve que ta passion pour la musique est palpable, et cela ne peut pas rendre indifférent !
Rédigé par : Lucile | 27 décembre 2012 à 22:16
Merci encore Lucile ! Honnêtement, en écrivant ce récit je pensais que ça n'intéresserait personne, je suis donc heureuse de voir que ça n'est pas le cas !... Et si ça peut donner envie à certains d'aller écouter les œuvres musicales dont je parle... c'est encore mieux !
Rédigé par : Sarah | 27 décembre 2012 à 10:02
Ah, j'espère aussi !
Je suis une grande admiratrice de Mon Alban, Sarah, je trouve ce récit très beau, et ton écriture : magnifique ! Cela ne me surprend pas que tu sois musicienne, je trouve qu'il y a un vrai rythme dans tes phrases, ton texte est une vraie partition de musique, qui transporte vraiment. Bravo, donc !
Rédigé par : Lucile | 22 décembre 2012 à 19:57
Effectivement, la dernière partie du texte (c'est-à-dire tout le récit de la cérémonie !) a disparu lors de la mise en ligne... J'espère qu'il sera possible de remédier à ce bug !
En tout cas, merci quand même pour vos compliments !!!
Rédigé par : Sarah | 22 décembre 2012 à 18:54
Comme Lucile j'aime beaucoup l'originalité de ton récit. J'espère que l'on pourra lire la fin un peu mieux pour pouvoir comprendre l'intégralité des clés de tes références !
Rédigé par : Mathilde | 21 décembre 2012 à 20:22
Très jolie lettre, bien dans l'esprit de cette magnifique nouvelle qu'est Mon Alban, dommage qu'on ne puisse pas voir sa fin à cause d'une mauvaise typographie...
Rédigé par : Lucile | 21 décembre 2012 à 19:15