Pour faire pendant à la critique d'Éric Neuhoff sur les deux derniers livres de Martin Amis, voilà son entretien avec Didier Jacob.
Bien entendu, l'une sans l'autre perd un peu de sel...
Il est toujours passionnant de lire un auteur parlant de son oeuvre et de la manière dont il la vit en contrepoint d'une critique parlant de celle ci.
Surtout comme c'est le cas dans celle d'Éric il y est question de deux livres aussi différents que roman et recueil d'essais.
A l’occasion de la sortie en France de son roman «Chien jaune» et de son recueil d’essais «Guerre au cliché», le grand écrivain anglais parle du déclin de la France et du Royaume Uni, du 11 septembre, de la pornographie, de la littérature… et de l’Islam. Entretien chez lui, à Londres
Nouvel Observateur.- Comment votre roman, «Chien jaune», a-t-il été accueilli en Angleterre?
Martin Amis.- D’une façon très hostile. Je n’ai pas souvenir qu’un livre, dans l’histoire littéraire récente, ait suscité des réactions aussi violentes. Et je ne parle pas seulement de la presse, mais de n’importe quelle personne armée d’un stylo. Ils faisaient tous la queue pour me démolir.
N. O.- Vous ne viviez plus en Angleterre alors ?
M. Amis.- Je viens de m’y installer de nouveau. J’ai trouvé le pays encore plus mal en point aujourd’hui. On n’y comprend plus la plaisanterie. Pourquoi cette déchéance ? Je me demande si les Anglais n’aiment pas au fond se rabaisser. Il y a une raison historique à cela. Nous avons perdu notre influence, après la Seconde guerre mondiale, mais nous ne nous sommes jamais considérés comme une nation humiliée. Du coup, ces blessures demeurent, dans l’inconscient de la nation. L’ascension et la chute des peuples provoquent de grands traumatismes. Bien sûr, nous ne sommes pas les seuls à avoir subi de graves revers historiques. Observez, dans le monde islamique, les effets de cette perte d’influence. Les tensions qui, sur des centaines d’années, n’ont cessé de grossir. Depuis, disons, le 13ème siècle, ils ne s’en remettent pas.
N. O.- La France aussi n’a-t-elle pas été humiliée ?
M. Amis.- Ca a été même pire. Les Français ont eu à réécrire la réalité de la collaboration et à en faire une histoire de la résistance. Il n’est pas très facile de se débrouiller avec Pétain, Vichy, la déportation de 70 000 juifs… La France doit donc se relever de plus d’humiliation encore.
N. O.- Vous n’avez jamais entretenu de très bonnes relations, ni avec la presse, ni avec vos compatriotes.
M. Amis.- C’est vrai. Cela vient peut-être de mon père [l’écrivain Kingsley Amis]. Je suis une sorte de Prince Charles ! Mais j’ai publié, dernièrement, un livre qui a été mieux accueilli. Je peux donc dire que l’Angleterre m’aime à nouveau. La vérité, c’est que je ne suis pas en phase avec l’idéologie dominante, qui se nourrit de mot en ismes : le « démocratisme », l’égalitarisme, le politiquement correct, une notion d’ailleurs française, à l’origine. Merci beaucoup à la France pour cette heureuse contribution ! Rien ne peut s’opposer, en tout cas, à ce rouleau compresseur idéologique. La démocratie universellement célébrée, comme un ragoût éternellement cuit et recuit. La seule chose qui pourrait nous sauver serait un crash financier. Car ce démocratisme est une idéologie de riches, une idéologie des bons moments. Jamais ce type de discours n’aurait pu se développer pendant la Grande Dépression. On se berce d’illusions. On vit dans un monde de faux-semblants.
N. O.- On vient de vous accuser, dans un journal britannique, de détester l’Islam. Qu’en est-il exactement?
M. Amis.- Une chose est sûre, c’est que les gens, ici, font des courbettes au Pakistan et à l’Islam de manière éhontée. Nous en avons tellement peur. L’été dernier, des gens dans la rue, issus des classes moyennes blanches, défilaient avec des banderoles où on pouvait lire : «Nous sommes tous du Hezbollah». C’était leur réaction à la guerre au Liban, une réaction qui tournait notoirement à l’antisémitisme. « Nous sommes tous du Hezbollah », clamaient-ils. Eh bien qu’ils en profitent tant qu’ils le peuvent, parce que le leader du Hezbollah a dit clairement ce qu’il comptait faire de nous. Nous éliminer. Tout comme les djihadistes. Pour ajouter à tous ses charmes, l’islamisme est également impérialiste. Il veut dominer le monde. Mais il y a encore des gens qui ont si peur d’offenser, et qui sont si naïfs, qu’ils s’interrogent sur les raisons de cet impérialisme. La réponse est simple, mais peu de gens ici sont encore parvenus à cette conclusion. C’est que nous avons affaire ici à quelque chose qui n’obéit pas à la raison. Il ne s’agit même pas de se venger d’un crime passé. L’islamisme est millénariste, apocalyptique, totalitaire. Et ça, les gens ne s’y font pas. Ils sont si habitués à penser qu’ils ont tort, parce qu’ils sont blancs, ou anglais. Et ils ont peur.
N. O.- Vous avez peur ?
M. Amis.- Il y a eu Salman Rushdie, et l’affaire des caricatures, et la visite du pape. Et les mêmes Pakistanais, à chaque fois, brûlent les mêmes drapeaux et les mêmes images de George Bush. Je crois d’ailleurs que tout citoyen honnête évoquant le sujet sera bientôt menacé sur Internet.
N. O.- Mais que reprochez-vous à l’Islam ?
M. Amis.- Ce qui est magnifique avec l’Islam, c’est sa sévérité. Les autres religions se contentent de demander à leurs fidèles d’aller prier une ou deux fois par semaine. Et c’est bon. L’Islam, c’est autre chose. L’Islam vous suit partout, au salon, à la cuisine, dans la chambre à coucher. Vous n’êtes jamais seul avec l’Islam. Vous devez tourner le dos à la Mecque quand vous déféquez. C’est une religion très peu souriante. Il est d’ailleurs assez difficile d’imaginer ce qui fait rire Oussama Ben Laden, à l’exception du 11 septembre. Et on continue d’entendre, ici, qu’il ne s’agit pas d’un choc des civilisations. On continue de nous dire que tout cela n’a rien à voir avec l’Islam. Les gens sont si pénétrés de respect envers les religions. Plusieurs livres, sur le sujet, sont sortis ici. Leurs positions sont assez radicales. Tant qu’il y aura des religieux modérés, disent-ils, nous montrerons du respect pour quelque chose d’absurdement violent, de ridiculement meurtrier. On devrait donc se débarrasser des modérés. On ne devrait pas tenter d’amener plus de démocratie, mais plus d’extrémisme.
N. O.- Pourquoi assiste-t-on, selon vous, à une telle poussée de l’islamisme radical ?
M. Amis.- J’ai écrit récemment un article sur le livre fondateur de Sayyid Qutb, souvent considéré comme le « Mein Kampf » de l’islamisme. Voilà un bouquin tout à fait ridicule, hilarant à bien des égards. Qutb est allé aux Etats-Unis en 1948 et 1949. Il s’est vraiment lâché là-bas, tournant le dos à ses propres démons. Il parle des femmes américaines comme de « nymphes enchanteresses », il évoque leur chair et leurs «corps brûlants», mourant d’envie, à l’évidence, d’avoir des relations sexuelles avec elles. Il était persuadé que l’Ouest essayait par tous les moyens de corrompre l’Islam par les forces de la tentation. Ce qui terrifie les islamistes, ce sont les femmes de l’ouest, conduisant des bagnoles, se baladant où bon leur semble. Ca les embête, car c’est la dernière chose qu’ils peuvent encore contrôler chez eux : les femmes.
N. O.- Votre roman fait écho au 11 septembre…
M. Amis.- Norman Mailer a dit que les romanciers ne devaient pas sauter sur le sujet, mais se donner du temps, laisser l’inconscient travailler. Le fait est que je n’ai pas suivi ses conseils. J’ai commencé à écrire sur le sujet le 20 septembre qui a suivi. C’était un texte plein d’interrogations du type : « Pourquoi une chose pareille a pu se passer ? » L’habitude de tout rationaliser, sans doute. Nous attendons des choses qu’elles aient une explication. Il me semble que la cause majeure des événements n’est pas dans la haine des Etats-Unis, qui est bien réelle, mais d’ordre névrotique. Le point de départ de tout, c’est 1949, l’année où Israël défait six nations arabes. Il me semble que 1949 est une année charnière pour l’Islam. Le moment où, entre d’un côté plus de modernité et moins d’Islam, de l’autre moins de modernité et plus d’Islam, le monde arabe choisit plus d’Islam.
N. O.- Vous venez d’écrire un article, en Angleterre, sur « l’horreurisme ». De quoi s’agit-il ?
M. Amis.- C’est la puissance de la superstition. Vous traitez avec des gens qui croient en des êtres imaginaires, du style Père Noël. Leur force n’est pas seulement de détruire la vie, c’est aussi de pourrir la vie. Tous ces embêtements dans les aéroports pour enlever ses chaussures. Tous ces effets sur la vie quotidienne. Et quant à l’Irak, sans doute ne voulions-nous pas de cette guerre. Mais à partie du moment où on la fait, il faut faire le maximum pour s’en sortir le mieux possible. Il y a des gens qui se montrent presque satisfaits de voir que la guerre tourne au désastre. Ils ne voient pas que ce désastre, ce sont leurs enfants qui vont souffrir de ses conséquences. On ne peut pas être neutre. Nous ne sommes pas en train de regarder tout ça derrière une glace, dans un endroit protégé, sûr.
N. O.- Comment les occidentaux doivent-ils réagir, selon vous ?
M. Amis.- La démocratie a été d’un grand secours pour le Hezbollah, les djihadistes ou les Frères musulmans. Nous leur cherchons des raisons, quand Hitler et Lénine avaient tous les deux compris que de rejeter la raison allait leur donner une puissance incomparable. Le mot « raison », dans leur prose, ne venait d’ailleurs jamais sans un adjectif péjoratif, comme « lâche » ou « misérable ».
N. O.- Votre roman, « Chien jaune », montre une Angleterre saturée de pornographie.
M. Amis.- Le sujet du livre, c’est « l’obscénification » de la vie ordinaire. La pornographie est maintenant à la surface. Les esprits sont devenus tellement plus sales que par le passé. Et pourtant je pense que l’ère de la pornographie n’a même pas commencé. Il n’est pas absurde de dire que l’éducation sexuelle de nos enfants est maintenant prise en charge par la San Fernando Valley [où l’industrie pornographique prospère aux Etats-Unis]. La pornographie est faite pour se masturber. Elle ne sera cependant respectable que lorsque la masturbation sera respectable. Ce qu’elle n’est pas actuellement. Tout ceci nous enseigne que la masculinité nous cause beaucoup d’ennuis. La peur du fiasco, pour commencer.
N. O.- Vous racontez comment nos sociétés sont submergées par le sexe, mais on trouve, dans votre roman, très peu de scènes de sexe. Pourquoi ?
M. Amis.- Mon père disait qu’on ne devait pas écrire de scènes d’amour. Parce que, comme toute sexualité est singulière, on y perd en universalité. Ni sexe, ni rêves. Henry James disait : « Raconter un rêve vous fait perdre un lecteur. » C’est pourquoi les romans de Kafka, et « Finnegan’s wake », sont aussi extraordinaires, aussi intolérables aussi : ils sont des rêves faits livres. Disons que, dans « Chien jaune », je parle de sexe de façon très peu sexy. Je suis plus dans le sexe dans le livre que j’écris actuellement.
N. O.- Vous êtes de retour à Londres après avoir séjourné longtemps en Uruguay. Vous vous réinstallez en Angleterre définitivement ?
M. Amis.- Oui, j’y suis pour toujours. J’ai deux jeunes filles à éduquer. L’école, en Uruguay, était charmante. La maîtresse embrassait les élèves tous les matins. C’était une récréation permanente. Nous avons voulu qu’elles retrouvent un cadre plus sérieux. Comme la plus petite a sept ans, ça veut dire que nous serons ici pour une bonne douzaine d’années. Ce qui devrait être définitif en ce qui me concerne. Ma femme est moitié uruguayenne, moitié américaine. Nous avons beaucoup aimé vivre en Uruguay, même si nous souffrions un peu d’être, au point de vue culturel, à la périphérie de toutes choses. Quand nous allions à Buenos Aires, c’était un tel bouillonnement, en comparaison. Ceci dit, je ne crois pas que ça ait eu beaucoup d’influence sur mon travail. Arrivé à un certain âge, on suit son chemin quoiqu’il arrive. Nous aurions pu, c’est vrai, choisir de nous installer à New York plutôt qu’à Londres. Mais j’ai trois enfants d’un premier lit, qui vivent ici. Nous avons choisi Londres.
N. O.- Vous lisez les livres des jeunes écrivains ?
M. Amis.- Je suis le travail de Will Self et de Zadie Smith. Mais il est vrai que les vieux auteurs m’attirent plus. C’est un pari plus sûr : le temps a déjà écarté les moins bons. Même si de jeunes écrivains peuvent écrire de très bons livres. Mais à mon âge, il vaut mieux assurer le coup, et s’intéresser aux œuvres majeures.
N. O.- Vous vous sentez meilleur écrivain aujourd’hui qu’à vos débuts ?
M. Amis.- Sans doute. Vous savez ce qu’on dit : un livre, c’est dix pour cent d’inspiration et quatre-vingt-dix pour cent de transpiration. Avec le temps, l’inspiration reste à dix pour cent, mais le travail tend à devenir plus facile, parce que vous en savez plus. Vous savez tout de suite si vous êtes dans une impasse. Vous perdez moins de temps. Et vous savez mieux vous y prendre pour contourner une difficulté. Autrefois, je pouvais passer des heures à me heurter à un mur sans pouvoir trouver de solution. A présent, je m’assois dans un fauteuil, et je lis un livre. Quand au bout de quelques heures, ou de quelques jours, mes pieds m’emmènent d’eux-mêmes à mon bureau, c’est que je suis enfin prêt. Les écrivains expérimentés savent comment utiliser leur énergie sans la dilapider bêtement.
N. O.- Vos phrases vous demandent-elles beaucoup de travail ?
M. Amis.- Autant qu’il en faut pour qu’elles paraissent au point. Le style n’est pas de multiplier les trouvailles. C’est de savoir dire exactement ce qu’on veut dire, avec le rythme adéquat. Et puis, avec le temps, on découvre quelques règles d’écriture. Faire que le meilleur de la phrase vienne à la fin. Equilibrer à peu près la taille des paragraphes, et éviter de faire se succéder les paragraphes courts et les paragraphes longs, à moins que l’effet n’en soit voulu. Ne pas répéter de tout un livre des mots qui se remarquent, si vous les avez déjà utilisés une fois. Des choses comme ça.
N. O.- Avec le temps, on apprend aussi des règles de vie ?
M. Amis.- Ce qu’on sait depuis le début, c’est que la vie est un film d’horreur : le metteur en scène garde le pire pour la fin. Et vous préféreriez ne pas en être le spectateur. Ce qui me frappe, c’est qu’aucun écrivain dans aucune littérature ne vous prépare en rien à ce que va être votre vieillesse. Pourtant, la littérature vous en parle sans cesse ; mais vous n’y prêtez pas vraiment attention, tant que vous n’y êtes pas. C’est encourageant, dans un sens, parce que vous n’avez pas épuisé le sujet avant de le vivre.
N. O.- Vous travaillez à un nouveau roman ?
M. Amis.- J’écris un roman très autobiographique, un peu à la manière de Saul Bellow. Nous étions très amis. Bellow a porté le genre à un degré que nul n’avait encore réussi à atteindre. C’est la première fois qu’on touchait à ce point à l’universel en portraiturant des personnes individuelles. J’écris donc un roman sur un écrivain qui écrivait des romans. Ca montre que l’école post-moderne n’est pas complètement morte.
N. O.- Il me semble que le post-moderne n’est pas très apprécié en Angleterre…M. Amis.- C’est vrai. Il y a donc des chances que je sois à nouveau détesté ici…
« Chien jaune », par Martin Amis, traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner, Gallimard, 504 p., 22,50 euros. Du même auteur chez le même éditeur, « Guerre au cliché », traduit de l’anglais par Frédéric Maurin, 510 p., 27,50 euros
"régnante" pardon.
Rédigé par : Charles | 12 janvier 2007 à 01:14
"N. O.- La France aussi n’a-t-elle pas été humiliée ?
M. Amis.- Ca a été même pire. Les Français ont eu à réécrire la réalité de la collaboration et à en faire une histoire de la résistance. Il n’est pas très facile de se débrouiller avec Pétain, Vichy, la déportation de 70 000 juifs… La France doit donc se relever de plus d’humiliation encore."
Je le trouve un peu gonflé le Martin! Il oublie un peu rapidement et facilement les membres de la famille règnante anglaise qui se sont compromis avec le régime nazi...
Rédigé par : Charles | 12 janvier 2007 à 01:06