Claude Durand, épisode 1 : Petite généalogie de la querelle Seuil-Grasset-Fayard
Claude Durand est une figure incontournable de l'édition française. Né en 1938, il est entré comme lecteur au Seuil en 1958 pour y devenir éditeur sept ans plus tard. En 1967, il fait son premier grand coup éditorial en découvrant un certain Gabriel Garcia Marquez et son livre, Cent ans de solitude qu'il traduit en collaboration avec son épouse. 1973, nouveau coup d'éclat, Claude Durand fait l'acquisition des droits de L'Archipel du Goulag de Soljenitsyne, qui sort en France en 1974. En avril dernier, il a quitté la tête de Fayard, poste qu'il occupait depuis vingt-neuf ans, libre désormais de revenir sur les épisodes houleux des querelles qui opposèrent Seuil-Grasset-Fayard. lepoint.fr l'a rencontré, pour une série d'entretiens dont voici le premier extrait.
lepoint.fr : Votre premier changement de maison, de Seuil à Grasset, a eu lieu en 1978. Est-ce que ce passage, comme plus tard, celui de Grasset à Fayard, s'est amorcé à partir d'une brouille ?
Claude Durand : Au Seuil, j'ai demandé à avoir une filiale autonome, cela m'a été refusé, je suis donc parti. Grasset a été pour moi une sorte de "sas" professionnel. Il y avait là une bande de fortes personnalités, toutes pittoresques : Privat, Fasquelle, Verny et Berger... J'avais par exemple beaucoup d'affection pour Françoise Verny, sans partager aucunement son approche du métier, jaugeant trop les gens sur leur surface mondaine ou médiatique. Privat devait prendre sa retraite, c'est d'ailleurs pour cela que l'on m'avait fait venir. Fasquelle devait devenir le numéro un et je devais occuper le poste de numéro deux. Mais comme le président en exercice, Privat, qui m'avait pris en sympathie, a finalement décidé de rester un peu plus que prévu, nous étions trois pour deux fauteuils, ce qui n'est jamais très confortable. Ça a engendré des tiraillements, des guéguerres internes qui n'étaient pas propices à l'exercice serein du métier. Donc, lorsque Jacques Marchandise, alors à la tête du groupe Hachette, m'a proposé de prendre la présidence de Fayard, je n'ai eu qu'une heure exactement pour me décider. Ni une, ni deux, j'ai téléphoné à ma femme, je n'ai même pas eu le temps de regarder les chiffres et j'ai dit : "J'y vais".
lepoint.fr : Ça mettait fin à un épisode épineux chez Grasset ?
Claude Durand : Ce qu'on m'avait refusé au Seuil, j'allais pouvoir le faire en pleine responsabilité chez Fayard.
lepoint.fr : Mais la conséquence de ce passage chez Grasset a été le début d'une rivalité entre les deux maisons ?
Claude Durand : Au sein d'Hachette, Grasset était alors la maison dominante, incontestablement, en littérature générale. En outre, les deux maisons avaient une équipe commerciale commune. Et comme mon prédécesseur, Alex Grall, était en fin de carrière, il n'était pas toujours soucieux de bâtir des projets à long terme, ou de retenir les auteurs, et il y avait parfois des migrations d'auteurs Fayard vers Grasset. Depuis chez Grasset, j'avais assisté à quelques manoeuvres pour attirer ces auteurs, en arrivant chez Fayard, j'étais évidemment au courant. Je n'ai eu alors qu'une envie : rompre les quelques ponts qui existaient entre les deux maisons pour éviter que ce flux migratoire perdure. Ensuite, il y a eu une sorte d'émulation : plus Fayard se développait, plus son chiffre d'affaires et sa force d'attraction augmentaient, plus l'image de leader de Grasset pouvait, aux yeux de certains, paraître entamée. Pour moi, je me dois de le dire, ces comparaisons n'ont aucun sens : au banquet de l'édition, je ne suis pas de ceux qui lorgnent en permanence sur l'assiette du voisin.
lepoint.fr : Ce feu ne s'est jamais éteint au fil des années ?
Claude Durand : Tout cela relève en fait de la petite histoire, et il y a beaucoup plus sérieux. Chaque maison a son passé, son code génétique, sa culture, son image qui dépend des orientations de son patron et de ses animateurs. Et il est vrai que, dans le domaine politique ou idéologique, il y a eu des divergences entre les deux maisons. Des polémiques, aussi, tantôt, par exemple, vis-à-vis de ce qu'on a appelé "la bande à BHL", tantôt autour des prix littéraires. Mais je pense que dans un groupe comme Hachette, avoir non seulement des maisons complémentaires, mais qui couvre tout l'éventail possible des opinions, c'est une richesse.
lepoint.fr : Vous étiez donc des frères ennemis. Abel et Caïn au sein du groupe Hachette ?
Claude Durand : Je ne place pas cela sur le plan de l'inimitié, mais de la différence ou de la divergence assumée. Sur le plan intellectuel, je trouve que c'est aussi précieux que la protection de la biodiversité dans la nature : y porter atteinte peut se révéler à terme aussi dangereux.
lepoint.fr : À partir de 1980 vous développez Fayard ?
Claude Durand : Reprendre la tête d'une maison d'édition, c'est comme la rebâtir ou la réaménager. On regarde les fondations, on conserve les murs encore solides, on voit les agrandissements que l'on peut y apporter. Il y avait déjà deux collections importantes, en histoire et en musicologie, un fonds de littérature étrangère, et, sitôt arrivé chez Fayard, on m'a demandé d'héberger d'autres départements, dont Pauvert avec les oeuvres de Bataille, Crevel, Roussel, Boris Vian, etc. De mon côté, venant du Seuil, j'apportais le goût des sciences humaines, des documents politiques, un certain nombre d'auteurs littéraires et puis Soljenitsyne, bien entendu.
lepoint.fr : Ces auteurs en question, comment les avez-vous escamotés au Seuil ?
Claude Durand : Ils sont venus petit à petit. Certains, recrutés notamment sous le règne de Paul Flamand, cofondateur et PDG du Seuil jusqu'en 1978, se sentaient dépaysés par de nouvelles orientations de la maison de la rue Jacob, se plaignaient d'être négligés. Ceux-là me connaissaient et sont venus de préférence chez Fayard. Il y a donc eu un apport de sang du Seuil compatible avec le sang Fayard. Et finalement, au fil des ans, les collaborateurs que j'ai recrutés ont fait bénéficier l'entreprise de leur propre apport.
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