L'un des meilleurs romanciers américains de la nouvelle génération (l'un des plus primés aussi), Michael Chabon ne cesse de renouveler, de livre en livre, son univers romanesque, pour la plus grande surprise de ses lecteurs. Après avoir exploré tous les genres, il se lance dans le roman noir, avec une touche de science-fiction. C'est «Le Club des policiers yiddish», qui paraît en France, et où il imagine l'Alaska colonisé par les juifs et transformé en une sorte d'alter-Israël. Une fable hyper-brillante dont l'auteur raconte la genèse.
Dans «Le Club des policiers yiddish», vous imaginez que les juifs, dans les années 40, n'émigrent pas en Israël mais en Alaska. Comment l'idée vous est venue d'installer l'Etat juif dans cette région glaciale?
En 1940, le Secrétaire à l'Intérieur deFranklin Roosevelt, Harold Hickes, a proposé, pour des raisons humanitaires, de permettre aux réfugiés juifs en provenance de l'Est de s'installer dans certaines parties de l'Alaska, qui était encore un territoire, pas un Etat. Il y avait aussi un intérêt économique, les Etats-Unis cherchant de la main d'œuvre pour exploiter les ressources de la région. Bref, Roosevelt s'est intéressé quelque temps à cette nouvelle Frontière dans le nord-ouest et une loi a été proposée au Congrès pour créer ce refuge. Le projet n'a finalement pas été retenu, mais j'ai imaginé les conséquences de la chose, si la loi était passée.
Le monde que nous connaissons n'aurait jamais existé...
Non. Parce que des millions de juifs auraient été sauvés, et auraient immigré aux Etats-Unis. L'Allemagne n'aurait pas été obligée de consacrer autant de moyens, en hommes et en matériel, pour tuer les juifs. Ils n'auraient peut-être pas perdu la guerre contre la Russie, parce que les soldats allemands, affectés dans les camps, auraient pu être déployés sur le front de l'Est. La guerre, du coup, aurait sans doute été plus longue, et les Etats-Unis auraient été obligés de lâcher une bombe atomique sur Berlin en 1946. Quant à Israël, il y aurait eu moins de pressions, après la guerre, pour la création de cet Etat, car les Etats-Unis ne se seraient pas sentis aussi coupables de n'avoir sauvé personne. De toute façon, en 40, Eleanor Roosevelt et Harold Ickes étaient les seuls à se préoccuper des juifs. Le secrétaire d'Etat de l'époque ne voulait rien entendre.
Vous pensez qu'un romancier peut tout imaginer? Qu'il n'y a pas de limites à sa réinvention du monde?
Pourquoi faudrait-il s'imposer des limites? Il y a une grande tradition des romans qui se situent dans l'Uchronie, comme ceux de Philip K. Dick ou, plus récemment, «Le Complot contre l'Amérique» de Philip Roth. Ces exercices d'imagination sont très réjouissants. Mais ce qui m'importait encore plus, c'était d'imaginer un monde où le yiddish survivrait, et continuerait à être utilisé aujourd'hui. Pour visiter cet endroit qui n'existe pas, mais qui aurait pu exister, il m'a fallu inventer cette version alternative de l'Histoire.
Votre roman n'est-il pas juif parce qu'il est triste, comme toutes les histoires juives?
Oui, mais humoristique aussi j'espère. Rire et pleurer dans une même phrase, c'est l'âme juive. Mais le livre, c'est vrai, est un peu cauchemardesque par le décor, dans le style des peintures de George Grosz.
Cet univers juif, que vous décrivez, est presque concentrationnaire, ce qui est d'une ironie très sombre.
Mais le décor est pour moi plutôt celui des villes des romans noirs, comme chez Hammett. C'est gris. Je me suis rendu deux fois à Sitka, en Alaska. C'est très vert aussi parce qu'il y pleut beaucoup. Il fait froid mais pas glacial. Lieu mélancolique, c'est certain. Mes personnages sont emprisonnés, c'est vrai, comme dans un ghetto: ils ne peuvent pas émigrer aux Etats-Unis. Ils ont des voitures, des films, des libertés, sauf celle de partir.
Vous avez été élevé dans cette culture yiddish?
Oui. Mes grands-parents, mes oncles et tantes étaient encore vivants quand j'étais petit, et j'ai souvent entendu parler le yiddish chez eux. Ils venaient de Lituanie, de Pologne, de Russie et d'Autriche. Ils racontaient des blagues, lisaient des journaux en yiddish. Ils chérissaient la langue, et en même temps ils en avaient honte, car elle signifiait la pauvreté, l'exil, l'infériorité des juifs en Europe et quelque chose d'inutile pour leur descendance. C'était donc un double héritage, qui me fascinait. C'était aussi la langue du secret, car c'est en yiddish qu'ils s'exprimaient quand ils ne voulaient pas que nous, les enfants, puissions les comprendre. Il y avait un écart entre moi et la langue.
Vos parent, eux, comprenaient la langue?
Ma mère un peu, mais mon père, pas du tout. Ses parents avaient totalement rejeté le yiddish à leur arrivée aux Etats-Unis. Un cousin de ma grand-mère, qui était plus âgé qu'elle, se souvenait d'elle, marchant dans la rue. Il ne parlait qu'en russe ou en yiddish, mais ma grand-mère refusait de lui répondre s'il ne s'adressait pas à elle en anglais. Si bien que mon père a été tenu très éloigné de cet héritage. C'est un oncle qui m'a appris des rudiments de yiddish, mais il est mort avant la publication du livre.
Vous pensez que votre imagination extraordinaire est née d'un manque, de cette culture yiddish qui est en vous, mais cachée, absente?
Oui, je crois. Je me suis posé la question pendant l'écriture du livre. Mon œuvre a été marquée dès le début par la nostalgie, le regret, le sentiment d'un vide que je ne pourrai jamais combler. C'est aussi lié à l'héritage américain, car on trouve ça chez Poe, chez Hawthorne ou Melville. C'est l'idée qu'on arrive trop tard. Est-ce le propre de l'homme moderne? Peut-être. Mais ce n'est pas la même chose d'être héritier de la tradition yiddish aux Etats-Unis, que d'avoir des ancêtres chinois, italiens ou polonais, aux Etats-Unis. Car, dans tous ces exils, la langue et le pays continuent d'exister. L'Italie, la Chine, la Pologne, toutes ces traditions sont vivantes et présentes dans la conscience des exilés. Dans la culture yiddish, le fil a été coupé.
Et la littérature? C'est un lien, elle aussi?
Sûrement. Mes parents sont de très grands lecteurs. Les livres, les écrivains ont toujours été le grand sujet à la table. Si bien que, vers dix-onze ans, quand j'ai déclaré mon intention de devenir écrivain moi-même, cela leur a paru acceptable. Mon père n'écrit pas, mais c'est un conteur hors-pair. Il sait broder. Il sait mettre ce qu'il faut de romance dans les histoires de famille. Ca m'a sans doute inspiré.
Quels livres vous ont vraiment marqué?
Ca a commencé avec Conan Doyle, Sherlock Holmes. Mais le premier écrivain qui m'a fait comprendre ce qu'est le style, ça a été Ray Bradbury. J'avais douze ans, et j'avais lu sa nouvelle «L'Homme fusée». C'est comme ça, me semblait-il, qu'il fallait écrire. J'étais ému par le style, non plus seulement par l'histoire. Je l'ai imité assez largement, puis j'ai imitéCheever, Fitzgerald... J'ai appris le métier par imitation.
Dans le livre, les échecs jouent un rôle très important. Vous êtes joueur?
Pas moi, non. Plutôt mon père. En fait, le héros de l'histoire, dont le père était un génie des échecs et qui en a dégoûté son fils, me ressemble un peu. Mon père joue très bien. Il a tenté de m'enseigner mais pour jouer bien, comme dit mon héros Landsman, il faut avoir la volonté de tuer l'adversaire, et y prendre du plaisir. Ce n'est pas mon style. Je ne suis pas joueur, et gagner, quoi que ce soit d'ailleurs, ne m'intéresse pas.
C'est un livre sur l'héritage et la transmission. Vous-même, que tentez-vous de transmettre à vos quatre enfants?
Je leur fait la lecture chaque soir. L'aînée a 14 ans, le plus jeune cinq ans. L'aînée adore lire, son frère pas tellement. L'écriture, chez nous, est un travail de famille, puisque ma femme est écrivain également. Nous sommes toujours en train d'en discuter. Quand j'ai des problèmes, que je suis bloqué, ou quand elle a elle-même des difficultés, nous nous consultons lors des repas, dans la voiture, et les enfants sont là, ils écoutent. Les plus grands commencent même à mettre leur grain de sel.
Vous avez soutenu très activement la candidature d'Obama, en recueillant notamment des fonds pour sa campagne. Pourquoi?
Oui, ma femme surtout. J'ai trouvé l'inspiration dans cette candidature. Pour la première fois de ma vie, j'ai écrit des articles ouvertement politiques, pour le soutenir. J'avais l'impression d'avoir attendu toute ma vie d'être inspiré par un homme politique. Ce que j'aime, chez lui, c'est son intelligence ouverte. Il est capable de soutenir deux idées contradictoires au même instant. Il peut regarder l'histoire du racisme aux Etats-Unis, y voir le Mal mais en même temps comprendre, sans rejeter personne, les raisons du Mal. Il peut accepter la dualité, et même la complexité des situations humaines. Il ne démonise jamais, sans céder à la polarité, les bons d'un côté, les méchants de l'autre. C'est déjà énorme. Il écoute, il est intelligent. On n'a pas l'habitude, chez nous, d'un homme intelligent aux commandes. Ce n'est pas un sorcier, sans doute, mais il sait écouter.
Le roman doit être adapté au cinéma, dit-on, par les frères Coen?
C'est ce qu'on m'a dit. Ils écrivent un scénario, je crois. Mais je n'ai pas eu de contacts avec eux.
Pouvez-vous me décrire l'endroit où vous travaillez?
J'ai un petit studio à l'arrière de ma maison à Berkeley que nous avons fait construire avec ma femme. On travaille ensemble là. Nous avons chacun un bureau des deux côtés de la place. Beaucoup de livres, de trophées et de prix, de jouets que j'avais quand j'étais petit. J'ai trois épreuves originales de BD, deux haut-parleurs branchés à l'ordinateur. Nous écoutons de la musique instrumentale. Nos préférés pour travailler: Steve Reich, Philip Glass, John Adams. Il faut une musique répétitive, dont les dynamiques changent peu. S'il y a trop d'écarts, ça me distrait. Quand ma femme n'est pas là, la nuit, j'écoute de la musique à moi. J'ai mes vieux disques, Sun Ra, par exemple. Des trucs qu'elle ne supporte pas.
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