Le matériau, c’est moi par la romancière Vonne van der Meer
Née
en 1952 à Eindhoven, Vonne van der Meer a très tôt aimé écrire ; durant
ses études, elle a conçu une véritable passion pour le théâtre. Tout en
travaillant comme metteur en scène, elle a écrit des nouvelles réunies
dans un premier recueil en 1985. Vingt-cinq ans plus tard, l’œuvre
compte deux pièces de théâtre, dix romans et plusieurs recueils de
nouvelles. Sa trilogie romanesque, dont l’action se situe sur une île
frisonne, Vlieland, a rencontré un énorme succès aux Pays-Bas. Les éditions Héloïse d’Ormesson en ont publié les deux premiers volets : La Maison dans les dunes (2005, rebaptisé Les Invités de l’île dans l’édition de poche 10/18) et Le bateau du soir (2006) ; le réalisateur Karim Traïda
les a adaptés pour la télévision néerlandaise. Un troisième roman, qui
aborde le thème de l’adoption (et qui sera lui aussi porté à l’écran),
paraîtra prochainement en traduction française chez le même éditeur. La
romancière a eu la gentillesse de répondre à quelques questions.
DC. Alors que vous écrivez depuis votre adolescence, vous dites avoir trouvé votre manière en écrivant la première de vos nouvelles, L’Adieu à Phœbé, soit vers 1980. Quel a été au juste votre travail sur l’écriture entre 15 et 30 ans ?
VvdM. Au
lycée, j’ai découvert que je pouvais me perdre totalement dans
l’écriture. J’ai alors essayé différents genres : poème, chanson, pièce
de théâtre. À 23 ans, j’ai remporté un prix pour le monologue De Behandeling (Le
Traitement) qui a été mis en scène et joué par une compagnie
professionnelle. Comme je croyais tenir le bon bout, je me suis
focalisée pendant plusieurs années sur l’écriture et l’adaptation
théâtrales. Mais il m’a bien fallu admettre que ma force ne résidait
pas dans ce genre d’écriture ; je n’ai pas trouvé un ton propre. Ce que
j’obtenais, c’était trop minimaliste, trop introverti. J’ai tenté
d’écrire des nouvelles qui ont été refusées par différentes revues
littéraires. Puis un jour, l’une d’elles, Afscheid van Phoebe (L’Adieu
à Phœbé) a été publiée, remarquée et appréciée. À partir de ce
moment-là, j’ai disposé d’une « tribune » pour mes nouvelles.
DC. Quelle influence a eu le théâtre sur votre écriture, quelle place occupe-t-il dans la structure de vos romans ?
VvdM. Mon
travail dans le domaine du théâtre m’a permis d’apprendre à penser de
manière scénique. Et aussi de savoir la part narrative qu’il est
possible de glisser dans un dialogue. Cela m’a permis aussi de me
représenter très concrètement une situation donnée avant de l’écrire.
Au fond, je traite mes personnages comme des comédiens. Je me pose des
questions comme celles-ci : Où était-elle avant d’entrer dans cette
pièce ? Pourquoi est-elle là ? Que fait-elle quand elle parle ?
DC. Quel était au départ votre ambition en écrivant La Maison dans les dunes / Les Invités de l’île ? Quelle est la genèse de la trilogie romanesque insulaire ?
VvdM. Un jour, j’ai trouvé un livre d’or dans une maison que je louais sur l’une des îles des Wadden.
Les petites phrases et quelques brèves histoires consignées par
d’anciens locataires ont piqué ma curiosité au plus haut point.
Certaines avaient été écrites par simple politesse, d’autres
paraissaient tout à fait absurdes. Ces phrases par exemple : hier, on a apporté huit cartons. Pour les prochains locataires ? On les a laissés dans le couloir.
Qui sont ces gens ? voilà ce que je ne cessais de me demander. J’ai
tout de suite vu qu’il y avait un roman à faire. Des locataires qui se
succèdent, qui vivent toutes sortes de choses, qui pensent toutes
sortes de choses sur ceux qui les ont précédés. Avec la maison en tant
que personnage principal. Pareille aux jupes de la maman sous
lesquelles les enfants peuvent se réfugier. Pendant plusieurs années,
j’ai tourné en rond sans rien parvenir à écrire. Un jour, j’ai entendu
dans ma tête la première phrase de la femme de ménage et le reste est
venu tout seul.
DC. La
plupart de vos romans et nouvelles sont centrés sur un petit nombre de
personnages qui vivent à l’époque contemporaine. Presque tous et toutes
traitent de thématiques très concrètes, très humaines (les conflits
dans un couple ; le suicide ; l’avortement ; l’adoption ; la lâcheté ;
la jalousie ; la culpabilité ; le mensonge…). Pouvez-vous préciser
votre démarche qui semble à l’opposé de celle d’écrivains qui se
documentent beaucoup, par exemple celle d’une romancière comme Hella S.
Haasse quand elle compose ses romans historiques ?
VvdM. L’action de mon dernier roman, Zondagavond (Dimanche
soir), se déroule pour une part durant la Deuxième Guerre mondiale.
Même si je n’entraîne pas le lecteur dans cette période, il y a un
personnage qui parle d’un événement remontant à 1943. Pour le lecteur,
il s’agit donc d’un bond dans le temps, de la façon dont un événement
d’un passé assez lointain continue d’agir dans le présent et d’influer
sur la vie de certaines personnes. Mais je le reconnais : ce n’est pas
devenu un roman historique. En écrirai-je un, un jour ? Je ne l’exclus
pas.
Quant
à ce qui est de la documentation, j’ai par exemple assisté à des
conférences sur l’architecture pour mieux cerner le personnage du mari
du roman De reis naar het kind (même si au bout du compte on ne trouve peut-être trace de cela que dans une seule phrase du livre) ; pour mon dernier roman, Dimanche soir,
j’ai échangé quelques lettres avec un chirurgien. En réalité, le
matériau, c’est moi, c’est ma capacité à me transporter dans une
situation donnée, et c’est à partir de cela que je travaille. C’est la
comédienne en moi qui écrit.
DC. Pouvez-vous dire deux mots à propos du roman De reis naar het kind (L’Enfant au bout du voyage), sans en dévoiler le contenu, qui paraîtra en traduction dans l’année qui vient ?
VvdM. À
mes yeux, il ne s’agit pas d’une simple histoire sur l’adoption, sur le
long chemin qu’un couple doit faire pour avoir un enfant. C’est plutôt
une histoire sur la volonté, celle d’une femme qui est prête à aller
jusqu’au bout de son idée, de ce qu’elle désire, au point de devenir
une étrangère pour son mari.
DC. Avez-vous le désir d’écrire un jour une grande fresque romanesque mêlant époques différentes et nombreux personnages ?
VvdM. Même si mes livres se concentrent sur peu de personnages, ils portent en réalité le plus souvent sur une communauté. Le roman Take 7,
dont l’action se situe dans un village espagnol, en est peut-être le
meilleur exemple. Quant à ce qui est d’écrire une « épopée »
romanesque, je ne l’envisage pas. Je cherche seulement à écrire ce que
je conçois en moi-même – sans avoir besoin de me référer à ce que
d’autres ont pu faire – et ceci quelle que soit la forme que peut
prendre ce que j’écris. Je ne travaille pas en me disant : « Cela, je
tiens à l’écrire » ou « Il faudrait que j’écrive un roman comme cela »
– peut-être y a-t-il là une différence avec ce que font les hommes.
DC. Quel
rôle jouent au juste dans nombre de vos livres les objets (plumes,
coquillages, vêtements, livre d’or…), autrement dit ces choses
« mortes » qui occupent une place importante entre les personnages ? En
quoi peuvent-ils être une métaphore du quotidien de votre
lecteur/lectrice ?
VvdM. Chaque
personnage met un sens sur chaque objet ; or, cela révèle bien des
choses sur cette personne et permet de dire beaucoup de choses sur
elle. Ces objets sont aussi des traits d’union, des liens, entre
différents personnages mais aussi entre les personnages et le lecteur –
un caillou devient bien plus qu’un caillou : il porte à son tour des
histoires, une association d’idées. Il porte aussi l’image qui
correspond à un personnage donné. Dans une nouvelle de John Updike,
j’ai relevé un jour une image qui permettait de voir ce que le
personnage féminin ressentait sans qu’on ait besoin de rien expliquer :
c’est la même chose avec mes objets.
DC. Dans un essai de Liesbeth Eugelink consacré à votre œuvre, dont on peut lire une traduction anglaise sur votre site (www.vonnevandermeer.nl),
il est question de la place que vous accordez à la compassion et de la
difficulté de faire entrer de la compassion dans une œuvre littéraire.
Pouvez-vous préciser votre propre point de vue sur cette question ?
VvdM. Par
rapport à ce qui est dit dans cet essai, je tiens à préciser que,
lorsque j’écris, je ne juge pas mes personnages. J’essaie de vivre
leurs angoisses, leur jalousie, etc. ; si je sens que j’émets un
jugement, c’est que ça ne marche pas. Je m’efforce d’être au plus près
de mes personnages sans qu’il s’agisse pour autant d’empathie. Cette
proximité qui ne juge pas se traduit peut-être par un regard
compassionnel posé sur eux.
DC. Quels
sont vos auteurs flamands et néerlandais de prédilection ? Quelles
qualités appréciez-vous dans leurs œuvres ? À quels auteurs êtes-vous
redevable ?
VvdM. Les écrivains néerlandais que je préfère sont Arthur van Schendel (1), Louis Couperus (2), Maria Dermoût (3) et Thomas Rosenboom (4).
Ce sont tous des romanciers d’une forte invention scénique. Ils sont
tous à l’écoute de leurs personnages, leur oreille leur permet de
saisir la meilleure façon dont ceux-ci peuvent s’exprimer.
Très
jeune, j’ai commencé à lire des livres pour enfants qui m’ont donné
envie d’être lectrice mais aussi écrivain. Et j’ai lu aussi très tôt
des auteurs dans des langues étrangères (Dickens…). Modiano est l’auteur français dont j’ai lu le plus de livres, mais ceux-ci n’exercent aucune influence sur mes propres romans. Crime et châtiment demeure l’une de mes plus belles expériences de lecture. De boeken der kleine zielen de Couperus fait
aussi partie des romans que je relis tous les trois ou quatre ans au
même titre que certaines œuvres d’Arthur van Schendel (L’Homme de l’eau, La Frégate Marie-Jeanne...) ou encore La Fille que j’ai abandonnée de Shūsaku Endō.
Si un auteur français a exercé une certaine influence sur mon œuvre,
c’est l’anthropologue René Girard. Romano Guardini compte aussi
beaucoup pour moi.
(1) Arthur van Schendel (1874-1946). Trois œuvres de ce romancier ont été traduites en français : Le Vagabond amoureux (Een zwerver verliefd, 1904), trad. Louis Piérard, publié dans la Revue de Hollande durant la Première Guerre mondiale puis réédité en volume ; Les Oiseaux gris (De grauwe vogels, 1937), traduit par la romancière belge Marie Gevers, Plon, 1939 et Éditions Universitaires, 1973 ; L’Homme de l’eau (De waterman, 1933), trad. Selinde Margueron, Gallimard, 1984.
(2)
Louis Couperus (1863-1923). Voir sur cet écrivain la catégorie qui lui
est consacrée sur ce blog ainsi que la rubrique Vidéos-Documents. Son
roman De Boeken der kleine zielen (Les Livres des petites âmes, 1901-1903) est une grande fresque familiale.
(3)
Maria Dermoût (1888-1962), née en Indonésie, n’a publié que sur le
tard. Son œuvre majeure a pour cadre, comme ses autres textes, sa terre
natale : Les Dix milles choses (De tienduizend dingen, 1955), trad. Denise Van Moppès et Tylia Caren, Robert Laffont, 1959.
(4) Thomas Rosenboom, né en 1956, auteur de magnifiques fresques romanesques non encore traduites en français.
Les œuvres de Vonne van der Meer
De behandeling (monologue, théâtre, 1976)
Het limonadegevoel en andere verhalen (nouvelles, 1985)
Een warme rug (Un dos chaud, roman, 1987)
De reis naar het kind (L’enfant au bout du voyage, roman, 1989)
Zo is hij (Ainsi est-il, roman, 1991)
Nachtgoed (nouvelles, 1993)
Spookliefde (Amour fantôme, roman, 1995)
Weiger nooit een dans (Ne refuse jamais une danse, théâtre, 1996)
De verhalen (toutes les nouvelles, 1997)
Eilandgasten (Les Invités de l’île, 1999)
De avondboot (Le Bateau du soir, 2001)
Laatste seizoen (Dernière saison, roman, 2002)
Ik verbind u door (Je vous mets en ligne, roman, 2004)
Take 7 (roman, 2007)
Zondagavond (Dimanche soir, roman, 2009).
Vonne van der Meer en français
La Maison dans les dunes, roman, Héloïse d’Ormesson, 2004 (10/18 n° 4036 sous le titre Les Invités de l’île).
Le Bateau du soir, roman, Héloïse d’Ormesson, 2006 (10/18 n° 4148)
L’Adieu à Phœbé, nouvelle, Deshima, n° 3, printemps 2009.
L’Enfant au bout du voyage, roman, Héloïse d’Ormesson, à paraître.
Les éditions Feryane proposent La Maison dans les dunes et Le Bateau du soir en gros caractères.
La Maison dans les dunes
a été le premier roman étranger publié par les éditions Héloïse
d’Ormesson. Il a changé de titre en format de poche car il existe,
selon l’éditeur de Maxence van der Meersch, une trop grande similitude
entre, d’une part, le nom de la romancière et celui du romancier
roubaisien, et d’autre part, le titre de son roman à elle et celui de
son roman à lui : La Maison dans la dune (Albin Michel, 1932).
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