(Claude Berri n’est plus. Hématome intracrânien à 74 ans quelques années après un accident vasculaire cérébral. Ce n’était pas un écrivain mais il avait publié son Autobiographie (365 pages, Editions Léo Scheer, 2003) ; et puis c’était mon ami. La lecture de ses souvenirs m’a inspiré les lignes qui suivent. Elles disent pourquoi je l’aimais.) Il y a vingt ans, l’éditeur André Balland reçut dans son bureau de la rue Saint-André-des-Arts la visite d’un homme qui voulait absolument l’entretenir d’un sujet important. Sa vie. Vingt ans, des dizaines de films, deux tragédies, un coup de foudre et une dépression plus tard, le livre est paru. Non une biographie mais une autobiographie. En un tome. De sa plume. J’ai peut-être laissé passer un sujet mais j’ai gagné un ami, Claude Berri. A la réflexion, je n’ai pas eu tort eu égard à l’abondance des sujets et à la rareté des amis. Ce livre, c’est lui. Une vie en vrac, un sacré chaos. Avec un sens consommé de la litote, il la restitue comme elle lui revient, «de manière pas tout à fait chronologique». On peut le lire comme les souvenirs d’un homme de cinéma. C’est vrai qu’il y a tout fait: silhouette, figurant, acteur, assistant, scénariste, dialoguiste, metteur en scène, distributeur, producteur. Son beau-frère Maurice Pialat lui promettait un destin de Pagnol du Faubourg à condition de ne jamais en sortir. Seulement voilà, il en est sorti. Son bureau a toujours été l’endroit où l’on avait le plus de chance de le trouver absent. D’ailleurs, il n’en a jamais vraiment eu. Il était toujours sur les plateaux de ses films. Encore faut-il distinguer entre ses films de la veine intimiste et autobiographique(Le vieil homme et l’enfant…), ses grandes machines historiques (Germinal…) et ceux qu’il a permis sinon suggérés à d’autres de faire (La reine Margot…). Chacun fut une aventure. Le mémorialiste les raconte avec ce goût du détail piquant et cette volupté dans l’anecdote qui, pour beaucoup d’éditeurs, sont la marque de fabrique des meilleurs Souvenirs. On appréciera moins un travers détestable, sa vindicte intacte à l’endroit des critiques qui ne goûtent pas ses films. Même ses meilleurs, qu’ils fussent touchants(Le Cinéma de papa), bouleversants (Tchao Pantin) ou animés d’une violence politique salutaire (Uranus), tous réalisés par un autodidacte qui savait qu’il courrait jusqu’à la fin de ses jours après la légèreté lumineuse du Jean Vigo de Zéro de conduite et du Jean Renoir d’Une partie de campagne. Ce livre, on peut aussi le lire comme les confessions d’un collectionneur. Les bons jours on appelle ça un amateur, un connaisseur, un mécène. Les mauvais, un obsessionnel, un angoissé, un spéculateur. Lui est un peu tout ça à la fois, et surtout quelqu’un qui a besoin d’acheter de la peinture pour la comprendre. De l’avoir pour la voir. En la possédant, il approfondit ses connaissances. Il n’est pas de pédagogie plus coûteuse. Il s’en était expliqué dans sa longue et passionnanteconversation avec le marchand new yorkais Léo Castelli (237 pages, Renn, 1990). On croise vraiment de drôles de gens dans le milieu de l’art. Cette restauratrice de tableaux contemporains, par exemple, qui vient tout exprès de New York pour remettre de la poussière sur un Twombly qu’il avait cru bon dépoussiérer. Au fond, ce n’était pas si sot puisqu’il a alors revendu quatre millions de dollars une toile qu’il avait payée quatre fois moins. Il n’empêche, Claude Berri fait partie de ces rares spectateurs qui n’ont pas du tout apprécié Art de Yasmina Reza, moins gêné par la pièce elle-même que par les rires gras et les ricanements qu’elle déclenchait. Il faut dire que des tableaux qu’on croit tout blancs mais qui se métamorphosent à la lumière du jour, il en a chez lui. C’est même le clou de sa collection. Ils sont l’œuvre de Robert Ryman. Très chers. Quand il est las d’expliquer qu’il est le peintre de la nuance, il dit: « C’est simple, c’est comme les nymphéas de Monet. Sauf qu’il n’y a pas de nymphéas.» Ce livre, on peut enfin le lire comme la méditation d’un homme qui veut juste essayer de comprendre ce qui lui est arrivé. Des trois livres qui s’imbriquent dans cet Autoportrait,celui-là est le meilleur car il est le seul à nous faire rire autant qu’à nous émouvoir, sinon à nous bouleverser. Le lecteur y découvrira l’histoire d’un enfant qui ne voulait pas grandir tant il se trouvait bien parmi les siens. Un enfant-roi dans une famille pas très princière, des émigrés de Pologne et de Roumanie. Le père voulait que le fils soit fourreur comme lui, le fils voulait que son père soit acteur comme lui. Ils ont eu tout faux tous les deux, sauf que Hirsch Langmann aura fait de la fourrure en artiste, et Claude Berri du cinéma en artisan. Le Carreau du Temple perdit un assortisseur en queues de vison mais l’usine à rêves gagna un contremaître à sa démesure. C’était écrit mais tout le monde ne sait pas lire. Quand il se lança, Claude Langmann voulut se faire appeler Maurice Chevalier mais c’était pris, quant à Anatole France c’était trop, alors il se rabattit sur Claude Berri qui n’était ni pris ni trop. Un nom, ça dit tout pour la vie, surtout quand ce n’est pas le sien. Un demi-siècle que cet être si profondément Langmann se traîne comme un boulet une identité qui lui est si étrangère. Ce livre, il l’a vécu comme on suit une thérapie quand on est au fond de l’abîme. Rien ne lui disait rien. Sortir du lit le matin était un calvaire, y rester pire encore. Jusqu’à ce que lui reviennent l’énergie, le goût, le désir d’écrire. Son introspection est une éviscération permanente. Quand il était petit, à l’angle de la rue, il y avait une confiserie. C’est probablement là que son diabète a commencé. Trop de sucre dans le sang. Deux piqûres d’insuline par jour à vie. Un bloc de doutes et d’angoisses animé d’une seule certitude: celle de mourir dans son sucre. Il nous entretient en permanence de sa prostate comme de sa meilleure ennemie, et ne nous fait grâce d’aucun toucher rectal. Les cinéphiles seront peut-être surpris d’y découvrir, entre l’évocation du tournage agité de Tess et celle de la ruineuse beauté de Valmont,des considérations inédites sur les effets secondaires des antidépresseurs dans l’ordre de la constipation. Par moments, son journal extime relève du traité de pharmacologie. Mais ses vrais médicaments, les seuls à l’apaiser profondément, sont hors de prix et pas très remboursés par la Sécurité sociale. Des Morandi aux murs de sa chambre, une éponge bleue de Klein sur la table de nuit. Sa propre ordonnance contre la mélancolie qui le rongeait. Drôle de type, ce Claude Berri. On le jugera parfois impudique dans sa manière d’évoquer ses femmes, ses enfants, ses amis. C’est qu’il s’en remet à son inconscient plutôt qu’à son instinct. Va droit au nerf sans s’embarrasser de civilités. Fait le point comme on fait le coup de poing, fût-ce contre soi. Car il est persuadé qu’on peut être son propre analyste comme on est son propre biographe. Funeste illusion. Il faut être sur la rive d’en face pour voir qu’il est né à 26 ans le jour où il a perdu son père, son héros. Mais un héros des jours ordinaires. C’était le Wittgenstein du faubourg Saint-Denis. Il disait: «Dans la vie, il y a ceux qui donnent les cartes et ceux qui les reçoivent». Son fils Claude a avancé avec ça depuis cinquante ans. Jusqu’au jour où il a sombré, quand il a senti qu’il perdait la maîtrise. Au début des années 2000, alors qu’il était l’empereur du cinéma français, et qu’il émergeait à peine de ses ténèbres, il aurait bien aimé téléphoner à son père pour lui demander ce qu’on fait des cartes quand on a les jetons. Il ne comprenait toujours pas qu’on puisse avoir des vies successives ou parallèles. A l’image de ses parents soudés à mort, il croyait encore que quand on fait sa vie, c’est pour la vie. Faire sa vie en une fois comme eux, c’était son rêve mais c’est raté, ce sera pour une prochaine fois. En attendant il sera resté un fils, ce qui ne prédispose pas à être chef de famille. Ni à affronter la solitude. (”Claude Berri au dernier festival de Cannes”, photo Reuters; “Wilder shores of love, 1985″ de Cy Twombly; “Second conversion, 2003″ de Robert Ryman; “Sculpture éponge bleue sans titre, 1959″ de Yves Klein; “Portrait” photo D.R.)
« Elle est passionnante, lui dit-il d’emblée.
- Ah…
- Vous venez de publier la biographie du grand marchand de tableaux Kahnweiler par Pierre Assouline.
- Eh oui…
- Je suis en quelque sorte le Kahnweiler du cinéma, j’ai tout fait dans ce métier.
- Bon…
- Ce serait donc bien qu’il écrive ma biographie.
- Mais…
- En deux tomes parce qu’il y a beaucoup à dire, je vois déjà où on peut faire la coupure.»
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