Un blog, en lien sur un autre, et ce texte sublime!
Un immense merci à écatarina sans laquelle je n'aurais jamais lu ces lignes qui , en ce moment plus que jamais, réveillent en moi une émotion absolue.
Je trouve non seulement l'écriture formidable mais l'intelligence du propos exceptionnelle.
Et en plus ça me parle...
De littérature, de génies, de dépression et de beauté...
Tout ce que j'aime...
Quand c'est dit comme cela!
Le texte est dans la suite de la note.
Je mettrais le lien après, c'est à dire plus tard!
Bonne lecture!
P.S: l'auteur de cette note est Ferdinand Bardamu
son mail: [email protected]
Bienvenus sur Saturne. William Styron, Face aux ténèbres et Robert Burton, Anatomie de la mélancolie.
William Styron, décédé une pneumonie en 2006, a survécu à la dépression nerveuse dont il a été atteint vingt ans plus tôt. Face aux ténèbres, sous-titré « Chronique d’une folie », est le récit, l’analyse de ce voyage vers le néant auquel il a réchappé. Il constitue le pendant moderne de l’Anatomie de la mélancolie de Robert Burton, ce dernier ayant lui aussi écrit à ce sujet après avoir été atteint de ce qu’on n’appelait pas encore la dépression, mais la mélancolie. Styron aurait pu faire siens les mots de son prédécesseur :
« je voudrais maintenant m’attacher, dans ce qui suit, à faire l’anatomie de cette humeur, la mélancolie, en ses différents constituants et genres, puisqu’il s’agit d’un comportement ou d’une maladie ordinaire, et d’en montrer les causes, symptômes, et divers traitements, philosophiques et médicaux, afin que l’on puisse mieux s’en prémunir. »
C’est lors d’un voyage à Paris en 1985 que William Styron prend soudainement conscience de son mal. Déjà dépressif, Styron se rend compte, en passant devant l’hôtel Washington où il a logé dans les années cinquante, que c’est peut-être la dernière fois qu’il vient à Paris ; la tentation du suicide s’imposant comme une évidence.
Ce sont les exemples d’autres suicidés qui vont permettre à Styron de se rendre compte du danger qu’il court. Il pense tout d’abord à Albert Camus. Bien entendu, l’auteur du Mythe de Sisyphe (dont la première phrase, rappelons-le, est : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. ») ne s’est pas suicidé, mais Styron pense que son attitude était suicidaire et que ce n’est pas pour rien qu’il a accepté de monter dans la voiture du fils de son éditeur, réputé pour être un fou du volant. Il s’agirait donc d’un suicide déguisé, indirect. Styron pense ensuite à certains de ses amis et plus particulièrement à Jean Seberg et à Romain Gary et retrouve chez eux tous les symptômes dont il est lui-même victime. Le cas de Gary l’intéresse plus particulièrement parce qu’il fut son ami intime. Styron qui reproche aux autres de ne rien avoir vu de son état, se reproche lui-même de n’avoir alors rien vu. En fait, le dépressif ne peut pas être compris, même par l’ami le plus vigilant, car il joue la comédie du bonheur. Romain Gary, écrivain, héros de la République et diplomate, se tirera une balle dans la tête après un banal repas entre amis. Le dernier écrivain auquel pensera plus tard Styron est Primo Levi. Rescapé d’Auschwitz, Primo Levi n’a pas survécu à la dépression et s’est jeté du haut d’un escalier à l’âge de soixante-sept ans. Personne n’a compris ce geste et c’est là un autre problème de la dépression : personne ne peut en comprendre la gravité. Seul le dépressif peut savoir ce qu’est la dépression. C’est d’ailleurs ce qui légitime le texte de Styron et ce qui légitimait celui de Robert Burton qui justifiait un énième livre sur la mélancolie en disant que le savoir de ses prédécesseurs « vient des livres, le mien de ma mélancolie. »
Les causes profondes de la dépression sont clairement dégagées par Robert Burton. Le dépressif est celui qui se rend compte que le bonheur est inaccessible, mais qui ne peut cependant pas admettre cette inaccessibilité. Le bonheur est impossible parce que tout, ici-bas, est soumis à la fluctuation, parce que rien n’est stable. Robert Burton s’inspire de la science aristotélicienne qui oppose à la stabilité du monde supra-lunaire, l’instabilité du monde sublunaire :
« Tout ce qui est sous la lune est sujet à la corruption, au changement ; et aussi longtemps que tu vivras sur terre, ne t’attends à rien d’autre. Tu ne trouveras pas ici des jours paisibles et joyeux, ni des moments de calme, mais des nuages, des orages, des trahisons, tel est notre lot. »
Si le malheur est notre lot, comment cela se fait-il que la dépression ne soit pas universelle ? Comment se fait-il qu’elle touche prioritairement les artistes, au point que, selon Styron, à peu près vingt pour cent d’entre eux finissent par se suicider ?
« Quelques-uns de ces artistes disparus, tous des modernes, suffisent pour constituer un triste mais brillant tableau d’honneur : Hart Crane, Vincent Van Gogh, Virginia Woolf, Arshile Gorki, Cesare Pavese, Romain Gary, Vachel Lindsay, Henry de Montherlant, Sylvia Plath, Mark Rothko, John Berryman, Jack London, Ernest Hemingway, William Inge, Diane Arbus, Tadeusz Borowski, Paul Celan, Ann Sexton, Sergei Essénine, Vladimir Maïakovski – la liste n’est pas close. »
Styron se livre d’abord à une analyse biochimique de la dépression qui n’est pas plus pertinente que l’analyse physiologique de son illustre devancier qui voyait dans « une cervelle trop humide », dans une sexualité excessive ou insuffisante, ou encore dans la constipation (sic) les causes d’une humeur mélancolique... L’analyse psychologique est plus intéressante et rejoint celle qu’en fait la psychanalyse lacanienne. Styron pense que les causes profondes de sa nature mélancolique remontent à sa petite enfance, à la perte de sa mère. Lacan parlait de « désêtre » et c’est cette idée que retrouve Styron. Selon lui, la perte de la mère l’a amené à se construire une personnalité ontologiquement défaillante. Le mélancolique manque d’être, manque de consistance. Cela expliquerait que lorsqu’il est gravement atteint, le mélancolique ne supporte pas la moindre perte d’un objet marqué du sceau du quotidien car ces objets sont signe de stabilité, ils sont des points d’ancrage et leur disparition est la promesse d’une autre disparition, celle de soi-même. Néanmoins, tous les dépressifs ne se suicident pas. La dépression est bien plus complexe que l’on aurait tendance à le croire parce qu’elle comporte des degrés. Robert Burton parle de la mélancolie comme disposition, celle-ci différant de ce qu’il appelle l’état mélancolique qui en est une aggravation, comme la congestion pulmonaire est une aggravation de la toux. L’état mélancolique est « une maladie durable et chronique » et il « sera pratiquement toujours impossible de la déraciner » car « c’est une fièvre brûlante de l’âme tout entière. » Styron prendra parfaitement conscience de ce glissement du tempérament à la pathologie :
« Mais lorsque j’eus recouvré la santé et fus de nouveau capable de réfléchir au passé à la lumière de mon épreuve, je commençai à voir clairement à quel point la dépression était, de nombreuses années durant, restée tapie à la périphérie de ma vie. Le suicide a toujours été un thème persistant dans mes livres – trois de mes personnages majeurs ont mis fin à leurs jours. Relisant, pour la première fois depuis des années, des extraits de certains de mes romans – des passages où mes héroïnes avancent en titubant par les chemins qui les mènent à l’abîme – je fus abasourdi de constater avec quelle minutie j’avais créé le paysage de la dépression dans l’esprit de ces jeunes femmes, décrivant avec ce qui ne pouvait être que l’instinct, jailli d’un subconscient déjà agité par des perturbations de l’esprit, le déséquilibre psychique qui les entraînait vers leur perte. C’est ainsi que la dépression, quand finalement elle me frappa, n’était nullement en fait une étrangère pour moi, pas même une visiteuse survenue inopinément ; depuis des décennies elle grattait à ma porte. »
Styron voit dans le fait d’avoir été obligé d’arrêter de boire la cause accidentelle du passage de son tempérament mélancolique à la dépression proprement dite. L’alcool l’a longtemps préservé de la maladie parce qu’il permet d’oublier et surtout de s’oublier en procurant de manière artificielle un sentiment de bien-être. L’alcool est un divertissement (au sens pascalien du terme) comme un autre et sa privation a obligé Styron à maintenir un regard désabusé et lucide sur sa condition propre et, de manière plus générale, sur la condition humaine. Parce qu’il pense, parce qu’il ne s’oublie pas dans les divertissements de masse, l’artiste est, plus qu’un autre, la proie de la dépression.
L’artiste est artiste parce qu’il se sent en marge du jeu social (l’atopia sur laquelle nous ne reviendrons pas) et il déprime parce que la création est tout simplement impossible. La création exige l’insatisfaction. Robert Burton reconnaissait déjà que la mélancolie frappait plus particulièrement les hommes de lettres qui sombrent dans le désespoir parce que « à force de vouloir exceller et de chercher à tout savoir, ils en perdent la santé, la fortune, la vie et tout le reste. » Le véritable artiste a une certaine idée de son art et son talent se juge à l’aune de l’idée qu’il s’en fait. Il est clair, par exemple, qu’un Gass ou qu’un McCarthy ne se font pas la même idée de la littérature qu’un Florian Zeller ou qu’une Amélie Nothomb… Cela explique pourquoi Styron, malgré sa gloire ne peut être satisfait de son travail. L’œuvre parfaite n’existe pas et c’est pourtant celle-là que cherche à créer l’artiste. Cette frustration conduit à la mélancolie et lorsque celle-ci est poussée à l’extrême, elle se transforme en bartlebysme : l’artiste ne peut plus écrire. Dans son Bartleby et Cie, Vila-Matas dresse le catalogue de tous ces écrivains au talent sclérosé : Walser, Kafka, Pessoa, etc. Il s’agit toujours pour ceux-là de disparaître : par l’isolement, par la folie, par l’ébriété, par la mort. Cela explique pourquoi William Styron, dans son taxi, estime, bien qu’il soit un écrivain reconnu ayant reçu le prix Pulitzer en 1968 pour les Confessions de Nat Turner, bien qu’il soit à Paris pour recevoir le Prix Mondial Cino del Luca, estime donc que sa vie n’est qu’un immense ratage… Comme pour ses prédécesseurs, seule la disparition semble être une solution :
« La folie de la dépression est, en règle générale, l’antithèse de la violence. Certes c’est une tempête, mais une tempête des ténèbres. Bientôt se manifestent un ralentissement des réactions, une quasi paralysie, une diminution de l’énergie psychique proche du point zéro. En dernier ressort, le corps est affecté et se sent miné, drainé de ses forces. »
Si, dès lors, le suicide paraît inévitable, c’est parce que le dépressif souffre de deux choses supplémentaires. Tout d’abord, il sait qu’aucun traitement ne saurait apaiser son mal. Styron se livre d’ailleurs à une analyse des différents antidépresseurs qu’on a mis à sa disposition et en montre la totale inefficacité. Le drame est que la médication n’a pas fait de progrès depuis le XVIIe siècle ; elle est tout aussi absurde que celle dont Burton se faisait échos et qui consistait à boire de l’eau (à la limite du vin blanc), à pratiquer un sport de plein air, à utiliser des sangsues « placées en particulier sur les hémorroïdes » ou à ingérer des « aliments qui sont humides, faciles à digérer et qui ne provoquent pas de vents, non pas frits ou rôtis, mais bouillis. » Quant aux traitements relevant de la psychothérapie, ils sont tout aussi inefficaces et Styron s’en moque. De plus, la dépression est une maladie dont la reconnaissance fait problème. Alors que le grippé peut rester au lit et se faire plaindre, le dépressif doit continuer d’affronter la réalité, d’avoir une vie sociale normale. Et s’il a le malheur de se plaindre, il risque de n’essuyer que des quolibets. C’est donc à la souffrance solitaire qu’est condamné le dépressif et seul le suicide lui permet d’y échapper.
Le suicide est la seule guérison. Le suicide met fin à une souffrance qui est toujours de plus en plus forte. Le dépressif ressent un sentiment de vide fondamental qui conduit à la haine de soi. Il y a bien sûr des moments répit, des moments d’allégresse, mais il s’agit toujours de faux répits car le désespoir qui s’ensuit est à chaque fois renforcé. Le dépressif connaît des phases de plus en plus fréquentes d’hébétude, il devient angoisse et en perd sa libido, son appétit et le sommeil. Il ne peut s’endormir qu’avec l’aube, lorsque le corps ne peut plus résister : il est condamné au sens propre et au sens figuré aux ténèbres auxquelles il doit faire face.
Puisque la dépression profonde semble avoir des conséquences irrémédiables, comment Styron a-t-il pu échapper au suicide ? Pourquoi son nom n’est-il pas venu agrandir la liste qu’il avait commencé à dresser ? Il y a eu un miracle et ce miracle porte un nom : Brahms.
Hagard au point de ne plus voir dans les couteaux de sa cuisine, dans les poutres de sa maison que les instruments de son futur suicide, Styron s’affale dans son fauteuil. Retentir soudain la Rhapsodie pour contralto :
« Cette mélodie, à laquelle comme à toute forme de musique – en fait, comme à toute forme de plaisir – j’étais dans ma torpeur resté insensible depuis des mois, me transperça le cœur comme une dague, et dans un flot de souvenirs rapides, je repensai à toutes les joies qu’avait connu la maison. »
Il n’y a que la beauté et plus particulièrement la musique qui peut sauver de la dépression. Le plus étrange est que c’est déjà ce que disait Robert Bacon qui consacre de longues pages à cet art. La musique est, selon lui, « une trompette contre la mélancolie » qui « guérit toutes les lourdeurs et les peines de l’âme », elle est « un remède souverain contre le désespoir et la mélancolie, et elle chassera le diable en personne » comme en témoigne l’histoire de Saül « soulagé par la harpe de David. »
Après avoir été touché aux larmes, Styron prend la décision de se faire interner. Comme nous l’avons vu, ce ne sont ni les cachets, ni les psychothérapies qui vont lui permettre de guérir, mais l’isolement. Lorsqu’après plusieurs semaines il sortira de l’hôpital, Styron aura retrouvé la joie de vivre et pourra comparer sa trajectoire à celle du Virgile de Dante. Après l’enfer de la dépression et le purgatoire de l’hôpital, Styron connaîtra le paradis de la guérison qui lui fera gagner « sérénité » et « joie ». Il conclut alors son petit livre par les vers de Dante :
« Et là nous sortîmes pour revoir les étoiles. »
Avec tous les compliments que vous avez la bonté de me faire, je ne peux vous en vouloir !
Rédigé par : Bartleby | 26 février 2008 à 19:49
@ Bartleby,
désolé, une erreur de lecture...
j'ai confondu une signature avec une autre...!
J'espère que vous ne m'en voulez pas trop...
Cordialement
Rédigé par : Gillou le Fou | 26 février 2008 à 19:13
Je vous remercie de tous vos compliments qui me touchent énormément, mais mon vrai nom est Bartleby...
Rédigé par : Bartleby | 26 février 2008 à 18:42