ll est l'une des dernières légendes de l'édition parisienne. A 70 ans, après trente années à la tête de Fayard, Claude Durand passe la main, non sans avoir fait un dernier « coup » avec Le Monde selon K., de Pierre Péan. Il a été l'éditeur d'Alexandre Soljenitsyne et de Simone Signoret, de François Mitterrand et de Gabriel Garcia Marquez, de Lech Walesa et de Michel Houellebecq. Et n'a jamais craint de s'attaquer à des adversaires aussi puissants que Le Monde ou Bernard-Henri Lévy. Connu pour son franc-parler et ses coups de gueule contre les prix littéraires, il revient pour L'Express sur quarante-cinq ans d'aventures éditoriales mouvementées et précise les circonstances de son départ. Un vrai-faux départ d'ailleurs, puisqu'il va continuer à suivre une trentaine d'auteurs et que les nouveaux locaux de Montparnasse dans lesquels il s'est s'installé, le 8 avril, communiquent par un couloir avec le siège de Fayard...
Avez-vous une idée du nombre de contrats d'édition que vous avez signés ?
Claude Durand
1938 Naissance à Livry-Gargan (Seine-Saint-Denis).
1959 Auteur du Plat du jour au Seuil.
1965 Directeur de collection au Seuil.
1968 Traduit (avec son épouse) et publie Cent Ans de solitude, de Gabriel Garcia Marquez.
1978 Directeur général des éditions Grasset.
1979 Prix Médicis pour son roman La Nuit zoologique (Grasset).
1980 PDG de Fayard.
2003 Publie La Face cachée du Monde, de Péan et Cohen.
Je dirais plus de 5 000.
Pourquoi quittez-vous aujourd'hui la présidence de Fayard ?
Après trente ans à la tête de cette maison, j'ai pensé qu'il était sage de passer la main. A 70 ans, on manque parfois d'un peu de souffle pour hanter les cocktails et courir les salons. Avec Arnaud Nourry, PDG d'Hachette Livre, nous avons estimé qu'Olivier Nora, déjà PDG de Grasset, réunissait toutes les qualités qui lui permettraient de diriger cette maison à l'éventail éditorial très large, allant de l'histoire à la musicologie, du roman français aux documents d'actualité, de la fiction étrangère aux biographies littéraires. Adossées l'une à l'autre, les deux maisons, Fayard et Grasset, pourront constituer, dans le respect de leur identité, un pôle de littérature générale puissant.
Vous ne quittez pas pour autant le métier...
Je reste administrateur de Fayard et conseiller auprès d'Arnaud Nourry. Pendant une période de transition, dont la durée peut être variable, je continuerai à suivre une trentaine d'auteurs avec qui je travaille depuis de longues années, parmi lesquels, entre autres, Hélène Carrère d'Encausse, Jacques Attali, Elisabeth et Robert Badinter, Erik Orsenna, Max Gallo, Ismail Kadaré et, bien sûr, Alexandre Soljenitsyne (j'ai eu l'occasion de me concerter à ce sujet avec sa veuve, Natalia, la semaine dernière).
Vous avez, par le passé, publié une biographie très critique de Bernard-Henri Lévy, signée Philippe Cohen, ainsi que La Face cachée du Monde, qui égratignait Alain Minc, deux personnalités influentes chez Grasset. Ne craignez-vous pas des conflits ?
Comme l'a souligné Arnaud Nourry, si Pierre Péan le souhaite, il continuera à publier chez Fayard. Je ne vois pour ma part aucune incompatibilité avec le fait que Bernard-Henri Lévy ou Alain Minc s'expriment sous le label Grasset...
A l'origine, vous étiez instituteur. Comment êtes-vous devenu éditeur ?
J'avais envoyé un texte au Seuil, à l'écrivain et directeur de collection Jean Cayrol. Il m'a encouragé et j'ai écrit un pamphlet intitulé Le Plat du jour. Il l'a publié dans sa collection Ecrire en 1959. J'ai également réalisé avec lui un long métrage, Le Coup de grâce. Puis Paul Flamand, patron du Seuil, m'a proposé de diriger cette collection. J'ai sauté le pas. L'un des premiers manuscrits que j'ai reçus, via Jean Cau, s'intitulait La Place de l'Etoile. Il m'a immédiatement séduit. J'ai pris rendez-vous avec son auteur, un certain Patrick Modiano, qui n'avait encore jamais rien publié. Nous avons signé un contrat pour ce roman et une option sur les suivants. Quelques jours plus tard, il revient me voir, penaud, et me dit : « En fait, je suis mineur et n'avais pas le droit de signer ce contrat. Entre-temps, ma mère a conclu pour moi avec Gallimard. Je suis désolé... » Je l'étais sans doute encore davantage !
C'est également à cette époque que vous découvrez Cent Ans de solitude, de Gabriel Garcia Marquez...
Lorsque j'ai reçu ce manuscrit en langue espagnole, il n'avait pas encore été publié en Argentine. Il m'a enthousiasmé et le Seuil en a acquis les droits pour une avance modique de 5 000 francs. J'ai proposé à mon épouse, Carmen, qui est d'origine cubaine, de le traduire avec moi. La première année, il ne s'en est vendu que 3 000 exemplaires. A peine plus l'année suivante. Puis il a décollé (on doit aujourd'hui en être à près d'un million d'exemplaires). Dans notre élan, Carmen et moi nous étions déjà mis à la traduction du suivant, L'Automne du patriarche. Mais, cette fois, l'agente espagnole de Garcia Marquez en demanda 100 000 dollars ! C'était une bien grosse somme pour le Seuil. Le patron de Grasset de l'époque, Jean-Claude Fasquelle, avait une résidence secondaire en Catalogne, où il voisinait avec l'agente de Marquez. Il a obtenu les droits. Un de mes torts est assurément de n'avoir pas possédé de maison à Cadaqués.
Parmi les ouvrages que vous avez publiés, quel est celui dont vous êtes le plus fier ?
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Sans doute L'Archipel du Goulag. En janvier 1968, j'avais créé une collection appelée Combats, dans laquelle j'avais publié Les Droits de l'écrivain, un recueil de textes d'Alexandre Soljenitsyne. En octobre 1973, à la Foire des éditeurs, à Francfort, on me demande de prendre contact avec un avocat de Zurich, Me Heeb. Celui-ci me confie : « Vous allez bientôt recevoir de l'écrivain russe un volumineux manuscrit intitulé L'Archipel du Goulag. » On le met immédiatement en traduction. En décembre, un exemplaire du manuscrit est saisi par le KGB à Moscou, chez une femme qui sera retrouvée pendue le lendemain. Soljenitsyne nous fait passer le message : « Appuyez sur le bouton atomique ! Publiez ! » En mai, le premier volume sortait en France avec un premier tirage de 550 000 exemplaires et le retentissement que l'on sait.
Comment devenez-vous l'agent mondial de Soljenitsyne ?
Lorsqu'il a été banni d'URSS, il s'est installé un temps à Zurich. Là, il a découvert, effaré, la manière déplorable dont son oeuvre avait été éditée en Occident : éditions pirates, trois versions d'un même texte publiées dans un même pays, Le Premier Cercle traduit en français de l'américain, et non du russe, etc. Effondré, il nous a annoncé sa décision d'arrêter d'écrire. Paul Flamand et moi l'avons alors rencontré à Zurich avec son éditeur russe, Nikita Struve. Nous lui avons proposé de mettre de l'ordre dans ses affaires. Nous avons créé à cette fin une petite structure, au Seuil ; j'y ai passé tous mes week-ends pendant deux ans. Lorsque je suis arrivé chez Fayard, Soljenitsyne a bien voulu m'y suivre. C'est dans cette maison qu'est désormais géré l'ensemble de son oeuvre pour le monde entier, sauf la Russie.
A propos de dissidents, vous avez même aidé Ismail Kadaré à fuir l'Albanie...
Dans les années 1980, je suis allé plusieurs fois à Tirana du temps de la dictature pour bien montrer que nous étions vigilants quant à l'intégrité physique de Kadaré. Mais nous étions suivis et écoutés partout. Alors nous sommes allés à Durrës, sur l'Adriatique, où nous nous sommes baignés, Ismail et moi. Une fois dans la mer, nous étions sûrs qu'il n'y aurait pas de micros ! Nous avons pu planifier ainsi son départ. Je suis rentré en France avec sa fille cadette et neuf valises d'archives. Etrangement, c'est non pas à la douane albanaise, mais à Roissy que nous avons eu quelques problèmes ! J'ai ensuite officiellement invité Kadaré en France. Et il y est resté. Fayard a même édité ses oeuvres complètes en albanais.
Vous avez pour particularité d'avoir simultanément édité François Mitterrand et Valéry Giscard d'Estaing, juste avant 1981...
En septembre 1980, à son retour de Latché, Mitterrand m'avait confié le manuscrit de son livre programme, Ici et maintenant, en me disant : « On va attendre que Rocard se déclare pour le publier... » En octobre, après la candidature de Rocard, je vais le voir rue de Bièvre et il me dit : « On le sort. Mais il n'est pas question que des extraits soient publiés dans Le Nouvel Observateur, puisqu'ils ont soutenu Rocard. Publions-les plutôt dans L'Express. Mais, pour ne pas me mettre mal, avant les élections, avec l'équipe de L'Observateur, je leur dirai que c'est votre décision à vous... » A la même époque, je suis convoqué à l'Elysée. Le président, Giscard d'Estaing, avait déjà publié chez Fayard Démocratie française. Il voulait lui aussi sortir un livre bilan avant les élections ! Ce serait L'Etat de la France. Il m'a été ainsi loisible de faire mon propre « sondage » avant le 10 mai 1981 : le livre de Miterrand a atteint les 100 000 exemplaires, celui de Giscard d'Estaing dans les 30 000...
Cela ne vous a pas empêché de publier des livres très durs sur François Mitterrand, notamment le fameux Une jeunesse française, de Pierre Péan...
Ça a été une aventure éditoriale exceptionnelle, car il s'agissait tout de même d'un livre sur le président en place, et il n'était pas question de commettre le moindre faux pas. Pierre Péan est un grand professionnel et je l'édite depuis longtemps. Lorsque Affaires africaines est sorti au début des années 1980, j'ai reçu un coup de téléphone d'un ministre en vue du Gabon : « A combien avez-vous tiré l'ouvrage ? » me demande-t-il. Je le lui précise. « J'achète tout le tirage ! », me lance-t-il. « D'accord. Je réimprime tout de suite ! » Ça a mis fin à notre conversation.
Sachant la puissance du Monde, votre actionnaire, Jean-Luc Lagardère, n'a-t-il pas tenté de vous dissuader de publier La Face cachée du Monde, signé du même Péan et de Philippe Cohen ?
Pas du tout. Il n'est jamais intervenu dans notre programme éditorial. Et je lui ai toujours dit de me faire porter l'entière responsabilité des publications « sensibles » éditées par Fayard. L'actionnaire doit être protégé par sa non-implication dans les choix de l'éditeur. Dès que nous avons reçu les premiers exemplaires de La Face cachée du Monde, je lui en ai fait porter un à la clinique où il venait de subir une opération. Cela n'a pas dû lui déplaire, puisqu'il en a réclamé dix autres pour les distribuer aux médecins et aux infirmières qui l'entouraient. A sa sortie de l'hôpital, j'ai eu avec lui un long entretien dans son bureau. Son téléphone n'arrêtait pas de sonner : « Monsieur Lagardère, Bernard-Henri Lévy pour vous... » , puis : « M. Colombani au téléphone... ». Je dois ajouter qu'après sa mort, son fils, Arnaud, n'a jamais exercé non plus la moindre pression sur nos choix éditoriaux.
Faire ce genre de « coup » est-il nécessaire à la survie d'une maison comme Fayard ?
Incontestablement. Nous ne pourrions pas publier l'intégrale du journal de Kierkegaard, la Correspondance de Rimbaud ou les 20 volumes de l'oeuvre de Walter Benjamin sans de tels succès. Ce fonds-là est à mes yeux indispensable, mais pèse dans les bilans comptables. Toute la difficulté est de trouver le juste équilibre, ce que, dans le métier, on appelle la « péréquation »...
Votre vindicte à l'égard du « système des prix » français étonne parfois...
Lorsque j'en suis directement victime, cela me met en rage. Tel fut le cas avec La Possibilité d'une île, de Michel Houellebecq, en 2005. Je trouve certaines manoeuvres plutôt répugnantes. Mais quand je ne suis pas concerné, j'observe plutôt cela avec un sourire goguenard...
L'ironie est que votre roman La Nuit zoologique a obtenu le prix Médicis en 1979 !
Mais je l'ai eu parce qu'il était publié par Grasset ! Je ne l'aurais jamais obtenu s'il avait par exemple été édité par Fayard. Encore ai-je su qu'à l'époque certains « jurés Grasset » n'avaient pas forcément voté pour moi...
Songez-vous à publier des Mémoires ?
Ce n'est pas dans mes intentions. Les Mémoires sont trop souvent des reconstructions destinées à faire passer pour volontaire ce que la chance nous a prodigué... Mais j'aimerais assurément revenir à l'écriture sous une forme ou une autre.
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