L'introduction vous l'avez déjà eue hier,
alors
TOUT DE SUITE? LA SUITE
Un peu de paléolexicologie
Homo robustus, erectus, et tout ça - Achtung Neandertal - Le mot, ça pince
Nous sommes, en gros, il y a cinq cent cinquante mille ans. Oui, je sais, ça fait un bout de temps, mais c’est de cette époque reculée que datent les premiers vestiges paléontologiques attestant de l’existence d’une branche particulière de l’humanité première : l’Homo traductens. Il faut donc ce qu’il faut et cessez de vous plaindre à tout bout de champ.
Il fait très chaud ce jour-là dans les vastes savanes de l’est de l’Afrique, et au-dessus des hautes herbes monte le délicat fumet de la chair en décomposition d’une antilope à demi boulottée par des Machairodus distraits.
Une silhouette se dresse alors, par l’odeur alléchée, comme dirait l’autre, et rapplique en direction de la carcasse. C’est un beau spécimen mâle d’Homo erectus, que nous appellerons Ougl, la Préhistoire n’ayant pas retenu son nom. La main droite d’Ougl se crispe sur la grosse branche qui ne le quitte jamais : c’est que la savane est de moins en moins bien fréquentée, ces temps derniers. D’ailleurs, la preuve, alors qu’Ougl n’est plus qu’à quelques pas de l’antilope fort complaisamment zigouillée par un prédateur plus efficace que lui, qu’aperçoit-il ? Je vous le donne en mille : nul autre que ce petit fumier de Bigl, un Homo erectus de basse extraction dont la réputation de chipeur de carcasse en décomposition n’est plus à faire.
Bigl aussi a un gros bout de bois dans la pogne, et il se campe fièrement de l’autre côté de la bidoche faisandée avec un rictus narquois. Le sang d’Ougl ne fait qu’un tour.
- Ougl ! proclame-t-il en montrant la charogne du bâton.
- Bigl ! rétorque alors son vis-à-vis, non sans à-propos.
- Ouk ! insiste Ougl.
- Iîk ! répond Bigl.
Une heure plus tard, ils y étaient encore, mais plus pour longtemps, puisque ce fut à peu près à ce moment-là que les tigres à dents de sabre qui avaient lessivé l’antilope en premier lieu décidèrent de revenir se taper un petit apéro. Les charmantes bestioles ne furent pas longues à aviser les deux pithécanthropes qui avaient précisément la taille requise pour le casse-croûte qu’envisageaient les félins.
Toujours occupés à ne pas se comprendre à grands renforts de moulinets de bâtons, Ougl et Bigl terminèrent ici tristement leur carrière d’ancêtres de l’humanité sous forme d’amuse-gueule pour plus gros et plus malins qu’eux.
Ce drame de l’incommunicabilité aurait pu condamner toute notre espèce à disparaître avant même d’avoir commencé à foutre le feu partout, ce qui aurait quand même été dommage, reconnaissons-le.
Mais, un peu plus tard, il y a cinq cent quarante-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ans, la même scène est sur le point de se répéter.
Il fait toujours chaud ce jour-là dans les vastes savanes de l’Afrique de l’Est. Les tigres à dents de sabre, brouillons comme à l’accoutumée, ont cette fois laissé traîner un éléphanteau qu’ils ont à peine touché, ces gaspilleurs. Évidemment, un Homo erectus ne tarde pas à radiner. Il s’agit tout simplement de Gougl, fils d’Ougl, armé comme il se doit de la massue réglementaire. Et là, devinez sur qui il tombe. Oui, c’est bien lui, Nigl, fils de Bigl.
Très vite, la situation s’envenime. D’autant plus que ni l’un ni l’autre ne savent exactement comment leurs pères chéris ont défuncté, mais qu’ils en ont une vague idée quand même.
- Gougl ! déclare alors Gougl en désignant l’éléphanteau tout juste rongé d’un doigt conquérant.
- Nigl, riposte froidement Nigl, qui n’est pas pithécanthrope à s’en laisser imposer par le premier primate venu.
- Ouk ! contre Gougl.
- Iîk ! réplique Nigl.
Pour un peu, c’était reparti comme en cinq cent cinquante mille. Et c’est là que, prodige de l’évolution, survient sur les lieux un Homo erectus un rien plus fluet. Avec son mètre trente, il ne peut espérer impressionner des colosses d’un mètre cinquante comme Gougl et Nigl. Mais il dispose d’une arme secrète. Cet Homo erectus-là, baptisons-le Igl pour clarifier les choses, a un don unique. Un don pour les langues. Lui sait toujours ce que disent les autres, et en plus, il sait aussi le leur dire.
Igl, qui n’a pas de bâton, s’avance donc et s’interpose entre les redoutables Gougl et Nigl.
- Gougl ! fait Gougl, le toisant avec mépris.
- Nigl ! ajoute Nigl avec le même air amène.
Igl ne se démonte pas. Il se tourne vers Gougl, lui indique son adversaire potentiel, puis pointe sur la partie arrière de la carcasse en disant, avec un accent parfait :
- Gougl.
Les deux pithécanthropes ont un instant de doute, qu’Igl met aussitôt à profit. Il s’intéresse maintenant à Nigl. Main tendue vers Gougl, il embrasse d’un geste la partie avant de la charogne et lance, toujours sans une erreur de syntaxe :
- Nigl.
Puis, avant que ses interlocuteurs aient eu le temps de réagir, il assure, avec un sourire entendu tout en montrant le cadavre de ses deux mains libres.
- Gougl nigl !
Les deux autres saisissent. Leurs faces de cuir parcheminé se plissent de joie. On va pouvoir s’entendre grâce à ce bon vieil Igl. Gougl et Nigl, se comprenant désormais à demi-mot, veulent partager la carcasse et filer vite fait du coin, lequel, rappelons-le, n’est pas des mieux famés, rapport aux tigres à dents de sabre et autres malfaisants.
Igl contemple son œuvre, satisfait. Il a accompli, pour la première fois dans l’histoire de l’Humanité, son travail de passeur de sens. Il est temps pour lui d’en récolter les fruits. Il s’interpose ainsi à nouveau et, désignant à ces messieurs un joli cuissot d’éléphanteau, il lâche :
- Igl !
C’est que tout a un prix, à commencer par la toute première traduction.
Gougl et Nigl ne font ni une ni deux. Avec un bel ensemble, ils écrasent leur massue sur le crâne d’Igl, qui se vautre sans grâce au pied de l’éléphanteau.
Quand les Machairodus arrivèrent, ils eurent le plaisir de déguster la chair goûteuse du premier traducteur dont la paléontologie ait conservé la trace. Gougl et Nigl étaient déjà loin, s’étant partagé la viande.
Quant à Igl, il avait appris les trois premières leçons du métier qu’il venait d’inventer :
1. le client a toujours raison, surtout s’il a un gros bâton ;
2. ne jamais discuter du prix avant d’avoir signé un contrat en bonne et due forme ;
3. en dernier recours, c’est toujours le traducteur qui en prend plein la gueule.
Ils ont bien fait de bâfrer Igl, son prix était prohibitif!
Merci pour cette histoire bien racontée, j'ai beaucoup ri.
Rédigé par : Loïs de Murphy | 08 janvier 2008 à 14:32
Et moi qui suis une traductrice végétarienne, hein, encore plus galère d'aller discuter le bout de gras, ah la la, vida dura! ;)) http://www.editions-micmac.com/grief.html
Rédigé par : Kiki | 08 janvier 2008 à 12:32
Excellent ! Ce qui est certain, c'est que ce texte traduit bien les difficultés engendrées par les diverses situations traversées, auxquelles il faut savoir s'adapter au rsique d'être soi-même cuisiné.
Merci pour ce petit moment de "vraie histoire".
Alain
Rédigé par : Galindo | 08 janvier 2008 à 10:59