Trois notes,
Houellebecq fâché avec Internet
Si l’on ne saura jamais au juste où finit le début d’un roman (disons quelque part entre l’incipit et l’excipit et n’en parlons plus), on sait à peu près quand s’achève la rentrée littéraire : ces jours-ci avec la distribution des prix. Jusque là, on va encore dire, et même écrire (vivons dangereusement) que jusqu’au bout les éditeurs auront été à la manoeuvre. Discrètement mais fermement eu égard aux enjeux financiers. Dernière offensive en date en coulisses : celle du groupe Hachette, qui aura mobilisé jusqu’au dernier moment ses réseaux afin de convaincre les plus hésitants des jurés d’accorder leurs faveurs au roman de Delphine de Vigan Les heures souterraines publié par l’une de ses maisons, les éditions J.C. Lattès. Pourtant, celui d’entre eux qui a d’ores et déjà remporté la Drouant’s cup est irréprochable et pour cause : cela fait huit ans que Jerôme Lindon n’est plus de ce monde. Sa haute silhouette et son allure austère n’en planent pas moins sur le plus attendu des grands prix d’automne. Le fait est que, des quatre auteurs sélectionnés sur la dernière liste du Goncourt (Marie Ndiaye, Jean-Philippe Toussaint, Laurent Mauvignier, Delphine de Vigan), les trois premiers doivent quelque chose de l’ordre de la reconnaissance à celui qui incarna longtemps les éditions de Minuit. Même si Marie Ndiaye vogue désormais sous pavillon Nrf crème à liseré rouge, elle a été découverte par cet éditeur exigeant qui ne transigeait pas sur son absolu de la littérature au point de ne jamais modifier son cap en un demi-siècle de barre. Quant au riche avenir, son premier roman à 17 ans, était paru en 1985 sous l’étoile ornant la couverture de Minuit, ainsi que plusieurs autres à la suite. Elle l’avait envoyé à trois éditeurs. Celui-ci était le plus rapide car, n’ayant pas de comité de lecture, il était du genre à lire toutes affaires cessantes les manuscrits qu’il retenait. Un samedi matin, il l’attendait à la sortie du lycée Lakanal à Sceaux pour lui faire signer son contrat. Un éditeur, c’est ça. Quelqu’un qui vous attend à la sortie de l’école pour vous publier sous la même couverture que Robert Pinget. Toussaint, lui, s’était vu refuser le manuscrit deLa salle de bains par tous les éditeurs en 1984. Lindon l’ayant trouvé en souffrance sur le bureau de Robbe-Grillet à l’étranger l’emporta, le lut et lui envoya aussitôt un télégramme. Ils se firent confiance quinze ans durant, jusqu’à sa mort. Quant à Mauvignier, auteur de Des Hommes, sa proximité avec des auteurs de Minuit de la même génération que lui l’a poussé à envoyer « naturellement » son premier texte à Minuit qui l’a accepté. C’était en 1999. Ndiaye, Toussaint, Mauvignier ont en commun de s’être reconnus dans une maison d’édition animée par un grand lecteur qui avait repéré Jean Echenoz avant de les repérer, et avant encore Samuel Beckett. S’il y a une école du regard à chercher, c’est là et pas ailleurs. Dans celui qu’on pose sur vous quand vous osez, en tremblant d’incertitude, espérer vous poser entre des maîtres dans l’oeuvre desquels vous vous reconnaissez. Il ne s’agit pas d’une ligne éditoriale, plutôt d’une famille d’esprit, à défaut d’une bande. Lorsqu’il croyait au destin d’un manuscrit aussitôt lu, Jérôme Lindon était quelqu’un de vif, curieux, pressé. Un intéressant mélange de douceur (voix, gestes) et de détermination (jugements littéraires). Il tenait qu’un écrivain se devait de consacrer la totalité de ses travaux et de ses jours à l’écriture, ce qui excluait l’ivresse des voyages, le vertige médiatique, le mariage et les enfants, la corruption par le cinéma, mais ces contraintes ne figuraient pas dans le contrat à la signature. Sans Jérôme Lindon, ces romanciers auraient tout de même écrit et publié. Peut-être pas tout à fait la même chose ni de la même manière. Aujourd’hui, sa fille, Irène Lindon tient bon la barre à Minuit. Elle n’a pas seulement su entretenir l’héritage, ce qui serait déjà beaucoup, mais elle a également su le faire prospérer. Cela dit, relativisons. Dans la liste des 200 éditeurs classés par ordre d’importance en fonction de leur chiffre d’affaires récemment publiée par LivresHebdo, les éditions de Minuit apparaissent en 103 ème position avec un CA de 3 049 k-euros en recul de 14,1% par rapport à l’année précédente et un effectif de huit salariés à peine. Vu de la vieille maison surhaussée de mansardes du 7 rue Bernard-Palissy, au cœur de Sain-Germain-des-prés, qui abrita un bordel avant de devenir le laboratoire fantasmé du « Nouveau roman », on n’imagine pas que l’édition soit autre chose qu’un artisanat. Même si par ailleurs, c’est une industrie, certes. Les Goncourt se réunissent donc en conclave ce lundi 2 novembre, lendemain de la Toussaint, pour proclamer leur choix. Un signe ? Mardi dernier, Toussaint a obtenu 7 voix et Marie Ndiaye autant. Leurs deux noms sont ceux qui sont apparus en tête de la sélection de chacun des neuf présents. Cela s’annonce donc serré, même s’il ne faut jurer de rien avec un tel jury, les outsiders conservant toutes leurs chances s’il s’avérait impossible de départager les favoris. Marie Ndiaye a tout pour elle : un bon roman plébiscité tant par la critique que par le public (Trois femmes puissantes est déjà en tête des meilleures ventes) et dont les droits ont déjà été achetés dans une dizaine de pays ; une œuvre cohérente derrière et devant elle ; ses origines mêlées entre Dakar, Pithiviers et Antony, plaident en sa faveur en un temps où la diversité est une panacée ; enfin c’est une femme. Un coup d’éclat fut même envisagé avec l’élaboration d’une liste exclusivement féminine (Marie Ndiaye, Delphine de Vigan, Véronique Ovaldé, Justine Lévy), ce qui eut été effectivement historique mais sentait trop l’effet d’annonce. N’empêche que les Goncourt n’ont couronné que huit femmes en 103 ans et que l’argument a été avancé lors de leurs débats de mardi. Au fond, Marie Ndiaye n’a qu’un handicap : elle est publiée chez Gallimard, maison dont les auteurs ont été régulièrement laurés par les Goncourt ces dernières années, directement ou à travers ses filiales. Passeront-ils outre les sarcasmes des gazettes en se félicitant du signal fort lancé par le choix de leur élue en plein débat sur l’identité nationale ? Nous voilà loin de la littérature. Jean-Philippe Toussaint, ateur de La vérité sur Marie, a les mêmes atouts, mais c’est un homme, ce qui ne pardonne pas en temps de parité. Notez qu’il est Belge, ce qui réouvre les portes vers la francophonie. Lui n’est pas handicapé par son éditeur, au contraire, même si des jurés ont pu grogner à l’idée que soit récompensé un éditeur qui, de longue date, ne daigne pas spontanément leur envoyer ses livres ès-qualités. Alors ? On n’en sait rien. Michel Tournier est sans aucun doute le plus fantasque, celui dont le vote est, jusqu’au dernier moment pour ses camarades de jeux, le plus inattendu et le plus immaîtrisable. Françoise Mallet-Joris aussi mais pour des raisons de santé. Il ne devrait pas y avoir de surprise de dernière minute avec un nouveau nom sorti du chapeau. Le terrain avait été dégagé la semaine passée : le réel enthousiasme pour L’énigme du retour de Dany Laferrière se serait calmé quand il fut dit que son prix Médicis était acquis ; dans le même temps, il se murmurait déjà que pour Les Onze de Pierre Michon, c’était « plié » au Grand prix du roman de l’Académie française tandis que le Renaudot irait à Une vie française de Frédéric Beigbeder. Le secrétaire général de l’Académie Goncourt sonnera peut-être les douze coups de Minuit ce lundi à 12h45 chez Drouant. Le président Chirac, habitué des comices agricoles, appelait cela « avoir son tour de bête ». Il parlait des candidats aux élections mais aurait tout aussi bien pu dire qu’après Pol, c’était au tour de Minuit. Jacques Chirac est un expert à plus d’un titre : à la fin de cette semaine, à la foire du livre de Brive, il sera sans aucun doute l’auteur le plus plébiscité. Payé pour savoir que la gloire est un effort constant, on serait étonné qu’il ne plaçât pas ce mot de Renard (Jules) relevé dans Leçons d’écriture et de lecture (142 pages, 12 euros), anthologie des moments les plus littéraires de son inépuisable Journal dans lequel les éditions du Sonneur ont eu la bonne idée d’aller fouiller : « En littérature, il n’y a que des bœufs ». (”La Une de Libération le lendemain de la mort de Jérôme Lindon” ; “Marie Ndiaye et son éditeur chez Gallimard, Jean-Marie Laclavetine, sous le soleil de Bordeaux” photo Passou ; “Jean-Philippe Toussaint” photo D.R. ; “Laurent Mauvignier” photo d’Olivier Roller ; “Delphine de Vigan”, photo J.C. Lattès) Tous les ans, un petit vent d'octobre secoue le même marronnier. Tous les ans, c'est la saison, les gazettes résonnent des mêmes flonflons. Vas-y Mimile, les prix sont corrompus, chauffe Marcel, les renvois d'ascenseurs dans la presse, et allez donc, les copinages, et Galligrasseuil, etc. Ça chaloupe dur pendant quelques semaines, et puis ça se calme, ça reviendra l'année suivante, comme la trêve des confiseurs, les giboulées de mars, le bal du 14 juillet, tout ça. On ne s'en lasse pas. On s'y attache, au contraire. La corruption littéraire fait partie du sympathique folklore français, comme l'accordéon, le béret basque et le fromage qui pue. On y tient. Les Américains, ces puritains, n'en ont pas, eux. Et puis ça ne porte pas à conséquence. Les Français adorent tourner en rond en répétant les mêmes figures. Mais pour ça, il convient d'endosser le déguisement qui convient. La bourrée de la corruption littéraire se danse en costumes typiques. Costume poujadiste :tous pareils, tous pourris. Costume cynique : corrompus, oui, et alors ? ça n'empêche pas d'être un bon écrivain. Costume vertueux : il faut dénoncer les collusions, moraliser la vie littéraire. Costume nietzschéen : Et alors ? les moralistes et les curés nous fatiguent. Costume fataliste : de toutes façons, c'est pareil partout, on n'y peut rien. Costume taquin : c'est çui qui le dit qui yest. Costume renseigné : mais on le sait bien, tout ça. Chacun fait son petit tour sur scène, c'est joli à regarder. Chaque année, il faut dire que l'orchestre y met du cœur. On change un peu les paroles, mais ce sont toujours plus ou moins les mêmes musiques. On rit, on s'amuse, on en redemande. Donnons quelques exemples de rengaines, histoire de savoir de quoi nous parlons. Une trouvaille récente : La Bibliothèque nationale de France vient de créer un nouveau prix littéraire, destiné à récompenser un écrivain majeur d'aujourd'hui. Il a été décerné au printemps dernier. Qui est l'heureux lauréat ? Philippe Sollers. Et qui figure dans le jury du prix ?Julia Kristeva, épouse de l'heureux lauréat. Très joli, bravo. Quelqu'un s'est-il ému qu'une institution d'état fonctionne tranquillement au népotisme ? On n'a rien entendu à ce sujet. Les mêmes qui brocardent l'élection de Jean Sarkozy à l'EPAD n'y trouvent rien à redire. Il est vrai qu'on a là une figure récurrente, un des grands classiques du folklore. Pour ne donner que deux autres exemples, Yannick Haenel etFrançois Meyronnis publient en 2005 « Poker », un livre d'entretiens avec Sollers, précédé de quelques pages d'adoration lyrique (« Il y a en effet chez Sollers [...] cette force d'acuité qui lui permet d'avoir accès aux expériences verbales les plus extrêmes » ; « l'étrange individu nommé Philippe Sollers est capable de jouir des tourbillons de la case vide ; il est donc le mieux placé pour entendre Yannick Haenel, me dis-je, avec une extravagante modestie »). Et qui publie ce livre d'adoration envers Sollers ? Mais Sollers, bien sûr, dans sa collection de «L'Infini». Pas mal. Peu de temps après, le prix Décembre couronne Yannick Haenel, pour un roman publié dans la collection «L'Infini». Et qui figure dans le jury du prix ? Philippe Sollers, éditeur de l'heureux lauréat. Car toute peine mérite salaire. C'est à ce prix qu'on arrive. Mais on n'en finirait pas de faire la liste, BHL (du Point) nous fournirait mille exemples à lui seul. Dernier en date : il vient de faire l'éloge de Yann Moix (du Figaro), qu'il considère comme un grand cinéaste. S'il n'est pas certain que Yann Moix soit un aussi grand cinéaste que, mettons, BHL, il semble en revanche avéré que le sens du grotesque se perd dans nos élites intellectuelles. Naguère, l'air des articles de complaisance était joué par de vieux ménétriers. La relève est assurée brillamment par les jeunes, notammentYann Moix, le Howard Hawks du XXIe siècle, qui, dans Le Figaro, trouve que Philippe Labro, du Figaro, est un aigle, un phénix, un Faulkner, ou qui passe la rhubarbe à Beigbeder, lequel lui refile le séné [=> Beigbeder, Moix: une amitié française]. Sans parler de toute la partie invisible : Machin écrit un article élogieux sur le dernier livre de Truc publié par la maison Chose. On ne sait pas que la maison Chose a versé un copieux à-valoir à Machin pour un livre qu'il n'a jamais écrit. Machin rembourse en articles. Passons sur les jurys de prix littéraires qui volent au secours du succès, ou votent comme de bons godillots pour obéir au président ou aux pressions de leur éditeur. *** Oui, mais qui peut se vanter d'être un pur ? Qui est assez impeccable pour donner des leçons ? Tout dénonciateur de pailles n'a-t-il pas une poutre dans l'œil ? Sans endosser le costume du cynique ou du poujadiste, on peut estimer que la compromission est inhérente à la vie sociale et professionnelle. Que vivre, c'est faire des compromis avec ses idées, dans presque toutes les situations, client, parent, amoureux, touriste, salarié, etc. Un écrivain a des amis, des éditeurs, connaît des journalistes, publie des papiers dans tel ou tel journal, reçoit des prix, figure dans des jurys. Peut-il jurer de ne s'être jamais trouvé dans une situation où il va favoriser un ami ? De ne s'être jamais fourvoyé dans des émissions télévisées bas de gamme ? On ne pourrait à la rigueur jouer les purs que si l'on dénonçait les travers du dehors. Mais en travaillant, en consommant, en vivant tout simplement, on est compromis, et on fait des compromis. En affirmant cela, il ne s'agit pas de tout justifier, ni de tomber dans un confortable relativisme. Mais le constat est un préalable pour éviter de tomber dans les deux ornières complémentaires du rigorisme moralisant et de l'indifférence cynique. Le puriste dénonce tout le monde indistinctement, ce qui revient à ne pas faire de différence entre les comportements, et les vrais corrompus en profitent pour mener leurs petites affaires tranquillement. Les voilà justifiés : ils ne sont pas pires que les autres, ils sont pareils. Le puriste, qui ne distingue pas, est le complice objectif de la corruption. De même, la rébellion est devenue un argument commercial et une pose de notables. On croule sous les rebelles, mais on manque de critiques. Il faut tenter de coller au plus près à un idéal d'honnêteté, savoir dire non, tout en sachant qu'on est dans le bain, et que dès lors on ne détient aucunement le privilège absolu de la vertu. L'important, c'est de distinguer. Les situations et les cas sont complexes, autant que la réalité humaine. C'est au prix de cette distinction qu'on pourra éventuellement se permettre de dénoncer. Un écrivain rencontre d'autres écrivains, souvent parce qu'il aime leur œuvre. Certains deviennent des amis. S'il est aussi critique, doit-il s'interdire d'en parler de manière élogieuse ? Dans l'absolu, sans doute. Concrètement, c'est plus compliqué. Pourquoi se refuser d'évoquer l'œuvre d'un ami si on la trouve sincèrement admirable ? Si l'œuvre fait la une des journaux, remporte un franc succès, si l'ami en question publie dans le même journal, il est plus honnête de ne pas se précipiter au secours du succès. Mais si cette œuvre est négligée ? Dans ce cas, celui qui publiera un tel article ne respectera sans doute pas la rigueur déontologique la plus absolue, mais il sera sans doute abusif de le considérer comme un corrompu, au même titre que celui qui fait l'éloge des puissants et vole au secours des victorieux. Je me suis autrefois abstenu, après en avoir discuté avec Bertrand Fillaudeau, de publier un article sur Claude Louis-Combet, dont on ne peut pas dire qu'il soit très médiatisé ni très puissant, parce qu'il publie chez Corti et que j'y ai moi-même publié deux essais. C'était du purisme, et ce n'était peut-être pas très malin. En revanche, si j'estime les romans de Laclavetine, et les recommande à l'occasion (ici même, en passant, dans une discussion), ce qui n'est certes pas absolument pur, je n'aurais pas l'indécence de publier dans un grand journal un article à la gloire d'un membre du comité de lecture de Gallimard, qui me publie. Tel est mon compromis personnel. Supposons le cas inverse. Je me mets à détester le dernier roman de Chevillard, pour qui j'éprouve par ailleurs une admiration éperdue. Il se trouve que, aimant ses livres, j'ai voulu le connaître, il est devenu un ami. Vais-je démolir ce roman dans un article ? La pureté déontologique ne devrait pas m'en empêcher. Mais je ne suis pas déontologiquement pur. Ce que l'on doit à l'éthique professionnelle le dispute ici à ce que l'on doit à l'amitié, et il n'est pas éthiquement juste de blesser un ami pour se draper dans la toge de son impeccable moralité. C'est un conflit éthique, auquel je réagirai par l'abstention. Si je ne démolis pas le texte, je me garderai au moins d'en faire l'éloge. Cette conduite ne peut pas passer pour exemplaire, mais le cas est représentatif de ce à quoi on est confronté quand on fait le métier d'écrire, ce qui implique aussi une socialisation, plus ou moins poussée, dans le milieu littéraire. Faudrait-il alors, pour éviter tout conflit d'intérêt, se retirer du monde ?Faudrait-il que les écrivains ne puissent pas être en même temps critiques littéraires ? Mais qui est vraiment retiré du monde ? L'austère Julien Gracqa pratiqué aussi la critique sur la littérature de son temps. Il s'est engagé. Le meilleur de notre critique, celle qui reste, c'est celle des écrivains : Barbey, Schwob, Bloy, Mérimée, Gourmont, Baudelaire, Sartre, Jacques Laurent, Vialatte, etc. Dans une conception rigoriste de la déontologie littéraire, ils n'auraient pas dû publier d'articles critiques. Et nous n'aurions plus, à ranger dans l'histoire de la critique littéraire, que Paul Souday, Duvergier de Hauranne ou André Chaumeix. Là encore, la complexité des situations échappe au regard étroit des puristes comme à celui des cyniques. S'il serait absurde de refuser à un écrivain la possibilité de publier de la critique, certaines situations de cumul des fonctions (romancier, directeur de collection d'une grande maison, membre de jury littéraire et de comité de lecture, critique littéraire, etc.) devraient au moins inciter ceux qui les exercent à une certaine réserve ; en France, on choisit d'assumer tranquillement, de manière quasiment obscène, que des gens placés dans ces situations de pouvoir favorisent leurs protégés et clients. Mieux : c'est insulter au génie de l'écrivain, à sa grandeur, que de rappeler de telles mesquineries, et on finirait presque par considérer que la petitesse n'est pas du côté de celui qui use de ces pratiques, mais du côté de celui qui les dénonce. La question se pose aussi dans le domaine des médias : où aller, où ne pas aller, où publier, où ne pas publier, sauf à se compromettre complètement avec la foire médiatique ? Là encore, le point de vue puriste recommanderait un retrait total, une invisibilité à la Thomas Pynchon, à la rigueur une réserve à la Chevillard. Pourquoi pas. Il ne faut pas non plus se leurrer sur le calcul qui peut entrer parfois dans de telles attitudes. Ce n'est pas tout d'être invisible, encore faut-il être connu comme tel (pourvu qu'on voie bien qu'on ne me voit pas...). D'ailleurs, publier, c'est-à-dire se rendre public, est en soi une compromission, comme le pensait Valéry. Mais même lorsque ce retrait est sincère, il n'est pas forcément le seul comportement juste. Est tout aussi juste, à mon sens, l'attitude de celui qui choisit d'entrer dans l'arène médiatique, dans certaines limites, pour tenter de faire passer du sens. Le problème, quasiment insoluble, est évidemment celui des limites, qui fluctueront forcément selon le point de vue de chacun, et créeront toujours des conflits éthiques chez celui qui a choisi de ne pas rester sur la réserve. A plusieurs reprises, je me suis posé la question : j'y vais, ou je n'y vais pas ? *** Pour donner un exemple de cette fluctuation des limites, je me suis vu reprocher de collaborer auMagazine littéraire, ou à ce site. D'un point de vue puriste, c'est juste. Ici, en ce moment même, je me compromets, je n'habite plus l'absolu de la littérature, mais la relativité du débat, des opinions et de l'exposition médiatique. J'ai voulu le faire, tout en sachant que j'y perdrais en glorieux retrait ce que j'y gagnerais en possibilité d'expression. Mais d'un point de vue vraiment puriste, il n'y a pas de lieu juste. J'aurais bien des reproches à faire au Magazine littéraire et au Nouvel Observateur, je ne me sens toutefois pas déshonoré d'y collaborer, et surtout on ne m'y a jamais (en tous cas pas encore) demandé d'atténuer ou de gauchir l'expression de mes opinions. Dès lors que cette liberté subsiste, je considère que le lieu est fréquentable. Les vraies difficultés commencent, à mon sens, lorsqu'on apparaît dans des émissions ou des publications qui ne sont pas à vocation strictement culturelle. N'ayant pas la télévision, je me suis vu deux ou trois fois paraître sur des plateaux peu reluisants. On en sort avec un peu de honte et la résolution d'essayer d'éviter ça à l'avenir. Reste que mon point de vue là-dessus obéit à ce qui me conduit depuis toujours, qu'il s'agisse de critique littéraire ou d'enseignement : il faut tenter de populariser la bonne littérature. Populariser implique d'accepter de passer par des médias populaires. Or, l'état de la culture dans les médias est tel que ce qu'on pourrait tenter de faire entendre est bien souvent noyé dans l'insignifiance et la bouffonnerie. Les journaux féminins versent de plus en plus dans lepeople. J'ai toutefois fait l'essai, il y a quelques années, d'une chronique dans Marie-Claire. Déshonorant, d'un point de vue puriste. Et je n'y suis pas allé sans bien des hésitations. Mais cela m'a permis de parler dePhilippe Muray, Richard Millet ou Olivier Cadiot à des dizaines de milliers de lectrices. En revanche, j'ai toujours refusé de paraître dans une émission de Laurent Ruquier, sachant que je ne pourrais rien y faire passer de sérieux, et qu'il ne s'agirait guère que de se faire voir et de faire nommer son livre. Là encore, c'est un compromis éthique. Ce qui est le plus nocif à la littérature, c'est sa « pipolisation », c'est-à-dire sa soumission à l'individualisme vide, au néant narcissique dont fait commerce le capitalisme médiatico-marchand. Apparaître est toujours une ébauche de « pipolisation ». Le sachant, au lieu de s'y résigner, il faut y résister autant que possible. Refuser de parler de sa femme, de ses enfants, de son chien, de sa voiture, de sa maison, et accepter de ne parler de soi que dans la mesure où cela peut servir l'intelligence de son travail littéraire, et non pas le voyeurisme généralisé. Quel que soit le parti pris, il fait débat, intérieurement, et n'est jamais pleinement satisfaisant. Il n'y a pas de règle absolue (les puristes adorent les règles absolues, c'est moralement reposant. D'où le succès des fondamentalismes religieux, qui tablent sur notre besoin de confort intellectuel). Plutôt des questions à se poser : est-ce qu'en apparaissant ici ou là, je sers mon propos, ou mon narcissisme, mon intérêt ? Suis-je au service de ce que j'ai à dire, ou au service du système qui m'utilise ? Le fait que le risque de perte du sens existe ne doit pas conduire, à mon sens, à refuser systématiquement de tenter d'exprimer quelque chose. La réponse à ces questions sera rarement nette. Ni les cyniques ni les puristes ne se posent de questions. Et puis, ce n'est même pas la question éthique qui me gêne le plus dans certains cas très voyants de corruption littéraire ou de prostitution médiatique. Disons que j'attache plus encore d'importance à la question esthétique. C'est tellement gros parfois que c'en est laid et ridicule. Un écrivain qui se veut « absolu » et qui passe par de telles petitesses me fait penser à un beau visage affligé d'un gros nez rouge de clown. C'est même, simplement, une question de fierté. Comment peut-on accepter que l'on parle de soi à ce prix ? Comment peut-on sans honte flatter les puissants et les célèbres, et puis en recevoir le salaire ? Apparemment, il y a des bénéfices qui valent toutes les hontes. Et puis, les puristes sont là, heureusement. Puisque tout le monde est pourri, comme ils le clament, pourquoi se gêner ?Tous pourris, je te dis, Roger
Bravo !
Je viens de voir strip tease sur le net...
Donc un grand bravo à vous, quel talent, vous m'avez fait beaucoup rire : Continuez !
Paul Berco
Rédigé par : Paul B | 21 janvier 2010 à 16:29
Très content de te retrouver toi-même. Parfois sur ces notes il me semblait te lire. Pierre Jourde un peu plus que D Jacob ou P Assouline mais si peu :-))))
Rédigé par : martingrall | 12 novembre 2009 à 19:59
Je me disais justement...
"Nous sommes le lendemain du Goncourt-Renaudot, il a peut-être choisi ce jour là pour revenir au blog..."
GAGNE !!!!
Rédigé par : Tlaciar | 03 novembre 2009 à 16:15