J’ai peu connu Bourgeade, mais je me souviens très précisément des circonstances qui nous ont réunis.Jean-Hubert Gailliot et Sylvie Martigny (les Editions Tristram à Auch) avaient réussi à convaincre Pierre de publier une partie de son travail, Gallimard, son éditeur historique, ne pouvant pas suivre. Bourgeade écrivait beaucoup, il avait toujours de multiples projets en cours. Et Gallimard, il faut le reconnaître, s’était un peu lassé du travail de Pierre, qui n’était plus vraiment à la mode. Même siSollers, dans l’Infini (il connaissait bien, en vieux briscard, l'importance de l'oeuvre de Pierre), avait accepté de publier «L’Objet humain», un livre d’entretiens, qui apparaît aujourd’hui testamentaire, avec Jean-Hubert et Sylvie, justement. 19 mars 2009
Pierre Bourgeade (1927-2009)
Bourgeade était l’un des plus grands écrivains français de la seconde moitié du XXème siècle, l’un des plus originaux sans aucun doute possible. Il ne pouvait qu’être déçu de constater que Gallimard ne faisait pas l’effort de le soutenir autant qu’il l’aurait souhaité. Il s’était fait à l’idée d’être publié par Tristram, voyant quelque ironie à ce que le salut vienne pour lui du Sud-Ouest (lui-même était originaire du Pays Basque). Il était heureux aussi, bien sûr, de voir que des jeunes gens (Jean-Hubert et Sylvie) connaissaient bien, s’intéressaient à son travail.
Si ma mémoire est bonne, Tristram a d’abord publié, de Bourgeade, «Les Ames juives», roman très caractéristique de cette période tardive. Bourgeade avait, pour ceux qui ne l’auraient pas lu encore, commencé sa carrière dans les années 60, avec un livre au style parfait et au titre qui semblait devancer le Robbe-Grillet des années porno chic: «Les Immortelles» (1966). C’est Lambrichs, au Chemin (une des grandes collections de Gallimard), qui le repère comme de juste. «On m’a donné un texte de vous, c’est très beau», ce sont les mots que prête la légende à l’éditeur. Lambrichs a été l’âme de la littérature française dans les années 60-70. Et Bourgeade devait forcément, avec un style pareil, tomber dans son escarcelle. Pierre m’avait raconté que Lambrichs avait déchiré la moitié d’un de ses manuscrits, dans son bureau, en prononçant cette phrase dont tous les écrivains feraient bien de se souvenir: «En littérature, une fois que c’est dit, c’est dit.»
Bourgeade va publier des livres extraordinaires mais, curieusement, son travail lui vaudra une admiration feutrée, en tout cas pas la gloire littéraire qu’aurait pu lui valoir le titre de meilleur prosateur en exercice. C’est que son œuvre, habitée par le Mal (l’holocauste, la guerre d’Algérie), contient une part cachée, secrète, difficilement explicable: l’érotisme de la souffrance, dont il était un observateur fasciné. Le voyeur et le poète? Il y avait de ça, et peu ont vraiment compris comment, en Bourgeade, s’alliaient paisiblement ces deux contraires, l’extrême violence des images qui le fascinaient (des femmes torturées, notamment), la parfaite limpidité d’un style, d'autre part, qui semblait, au plus profond, n’autoriser aucune zone d’ombre, rien d’obscur ou d’inavouable.
J’avais été le voir chez lui, rue de l’Ancienne-Comédie. Il habitait dans les étages inférieurs d’un vieil immeuble, dans un petit appartement très sombre. Il était très courtois, derrière de grosses lunettes, chaleureux, presque féminin dans ses manières. Il sortait des livres et vous présentait, avec la plus grande gentillesse, toutes ces photos atroces. Il m’avait raconté la chose suivante (je transcris fidèlement ce qu’il m’avait dit): «Il y a quatre ans, j'ai fait un livre avec une grande photographe, Claude Alexandre. Elle avait pris des photos chez des gens qui se livraient à des tortures. Et un jour, on me convoque à la police. La personne chez qui ces photos avaient été prises était un ingénieur belge qui avait été déporté pendant la guerre. Et lui-même avait installé une maison de déportation dans les Pyrénées, où des gens payaient pour se faire torturer.» Pierre, je me souviens de sa voix un peu haute, vous racontait ça, pas capable de tuer une mouche, toujours au plus extrême de l’écoute et de la gentillesse.
Il y a quelques mois, il m’avait envoyé un petit album, illustré par Marie Morel, intitulé «Animamours» (aux Editions Humus). Nous avions échangé quelques lettres, et il m’avait appris sa maladie. J’aimerais vous donner à lire son dernier courrier, à nouveau si charmant, si bienveillant, si enjoué, comme s’il y avait deux Pierre, un qui continuait à jouer les Saint-Simon de son époque, l’autre qui souffrait, seul, immensément seul. La lettre est datée du 9 janvier. Et Pierre est mort le 12 mars.
«Cher Didier,
Hier votre lettre, aujourd’hui votre livre! [Je lui avais envoyé le bouquin que vous savez, pour l’amuser un peu, enfin, en espérant que ça le ferait rire]. Entre nous, j’ai toujours aimé le «logo» ( ?) de Héloïse d’Ormesson. J’ai connu d’Ormesson dans les années 64-70 (étiez-vous né?) quand je travaillais avec Maurice Herzog, lui rue de Châteaudun, moi à l’hôtel de Castres, Herzog ayant des responsabilités chapeautées par Matignon (le sinistre Pompidou). Jean d’Ormesson l’avait pris sous son aile. Il arrivait dans la cour de l’hôtel de Castres au volant d’une Jaguar E. Il dirigeait je ne sais quelle revue de grand prestige à l’Unesco. En attendant Herzog, nous bavardions. Moi: «Présentez-vous à l’Académie!» Lui: «Je ne peux pas pour l’instant, la place est prise (par Wladimir d’Ormesson). Ah, i’m fait du tort! I’m fait du tort!» Il maria Herzog à une de ses amies philosophes, Marie-Pierre de Cossé-Brissac, mais je crois que depuis, Herzog, que je n’ai pas revu depuis 1974, avait épousé une championne de ski. Herzog était une leçon vivante d’énergie. Beau gosse, toujours souriant, sans aucun doigt, sauf la première phalange aux mains et aux pieds! Quel type! En 74, Pompidou, qui ne pouvait pas le blairer l’avait envoyé au casse-pipe à Lyon, et il fut sur le champ remplacé par un borgne péteux (l’un n’empêche pas l’autre), François Missoffe, le père de Mme de Panafieu. J’en profitai pour me faire mettre en disponibilité, comme administrateur civil, comptant sur mes succès littéraires et théâtraux pour assurer ma subsistance jusqu’au terme (imprévisible, alors!). Ces temps-ci, le théâtre me manque affreusement, quotidiennement je puis dire, puisque nous avons traversé une période de feu et de sang, à partir de 37, et que malheureusement nous n’avons pas pu transposer cela au théâtre (pour moi: une fois, avec Lavelli,Benouin, Lavaudant, Vitez–qui avait adhéré à un nouveau projet en 1987…- mais pas deux!). Heureusement reste la littérature–où on ne dépend que de soi… j’ai toujours quatre ou cinq livres en préparation… et le fait que vous ayez aimé ces animaux un peu bizarroïdes me fait vraiment plaisir.
Pardon de cette longue lettre, cher Didier, mais vous sentez que c’est tout votre message qui m’a fait très plaisir, dans cette solitude qui semble liée à ce mal inattendu. C’est en effet sur le conseil de mon médecin parisien, cardiologue, que je suis venu me faire soigner en province, je suis sensible au fait que vous trouviez cela très bien, je ne sais plus très bien ce que je vous ai écrit il y a deux jours, mais le fait est que cette maladie introduit une lutte du soi contre soi, à quoi, si vivant que l’on se fut senti, on n’est absolument pas préparé. Une partie de moi, à l’intérieur de moi, lutte contre moi (sans que je m’en sois jamais douté) et moi si je veux m’en sortir, je dois lutter à fond contre cette maladie. Au début, c’est un coup de tonnerre, j’ai passé 2, 3 mois sans pouvoir ni bouger, ni parler, ni même penser… cette maladie entraînant en plus, sans qu’on sache pourquoi, un sentiment de honte difficile à avaler.
Je vous remercie beaucoup beaucoup de votre référence à l’ours, -saint en plus!- car c’est exactement cette force animale qu’il me faudrait pour m’en sortir. J’ai vaguement l’impression que ça va mieux (les cancérologues ignorent le mot guérir) et qu’un jour ou l’autre, l’autorisation me sera donnée de venir, peut-être pourrons-nous prendre un café ensemble? Je dois y revoir, je le sais, mes amis de Tristram avec qui j’ai des projets pour sept 09 et qui se déplacent archi-rarement, venant de ce bout du monde, Auch.
Encore merci de votre lettre. Pardon pour ce bavardage… rare occasion… Très sincèrement et fidèlement à vous
Pierre»
(Photos Louis Monier etc.)
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